Ecoutez-le !
Luc 9, 28-36
La lecture de ce texte éveille de nombreux échos : des scènes bibliques surgissent à l'esprit quand on l'écoute : l'histoire de Moïse et celle du prophète Elie ; l'injonction du livre du Deutéronome (6) « Écoute Israël... », des prières sur la montagne, le sommeil de Jacob, celui des disciples à Gethsémani, la voix sortant des nuées lors du baptême de Jésus, d'autres encore... Toutes ces réminiscences en font un texte qui semble familier d'autant plus que l'histoire de la transfiguration est racontée dans les trois évangiles synoptiques de Marc, Matthieu et Luc. C'est aussi une scène qui a inspiré les peintres.
Rappelons brièvement le contenu narratif de ce texte lu tout à l'heure : alors qu'il prie au sommet d'une montagne, Jésus se transforme sous nos yeux ; il change de visage ; ses vêtements deviennent brillants comme l'éclair. Puis, soudain interviennent dans la scène deux personnages de l'Ancien Testament,incarnant sans doute la Loi et les prophètes, Moïse et Élie : ils parlent avec Jésus ; puis une nuée survient, couvre tout de son ombre et une voix, la voix de Dieu, surgit pour dire « Celui-ci est mon Fils, celui qui a été choisi. Ecoutez-le ! »
Ce pourrait être un récit merveilleux, comme on pourrait en lire, par exemple, dans les Métamorphoses d'Ovide (métamorphose d'un homme en divinité ou divinisation d'un initié). Ce pourrait être aussi un récit de rêve avec ses invraisemblances déconcertantes et ses ruptures brusques : des époques différentes se juxtaposent qui font se rencontrer des personnages pas du tout contemporains ; l'ombre profonde succède sans transition à une lumière éclatante. Surprenante aussi, comme dans un rêve, la proposition de Pierre : « dressons trois tentes ». Ce récit ressemble à celui d'un rêve qui condenserait une série de scènes, de personnages et de significations.
Ce récit paraît donc tout à la fois familier par ses nombreuses réminiscences bibliques et déconcertant. Par quel côté l'approcher qui permette de le prendre au sérieux, c'est-à-dire de l'intégrer à sa vie durablement pour s'y référer comme à une source vivifiante et structurante ?
La comparaison entre les évangiles synoptiques peut-elle être éclairante ?
En comparant les trois versions de cette scène, dans Marc (sans doute la source initiale), dans Matthieu et dans Luc, on repère plusieurs signes de la spécificité de Luc ; on remarque aussi qu'il choisit un autre équilibre du récit.
Tout d'abord Luc donne un but à cette randonnée en montagne de Jésus avec trois de ses disciples qu'il a « pris à part »: Jésus veut prier. Il est à noter que la prière précède souvent dans cet évangile des épisodes décisifs (le baptême de Jésus, le choix des douze, la confession de Pierre). Elle marque l'importance de ce qui va se produire.Sans que son contenu soit précisé, elle sollicite notre particulière attention à ce qui va suivre.
Autre spécificité, là où Marc et Matthieu utilisent un mot traduit en français par « transfiguration », Luc évoque plus simplement, plus humainement le changement de visage de Jésus et de la couleur de son vêtement : langage plus réaliste mais il n'empêche que Jésus est comme revêtu de gloire par Dieu. Troisième particularité, Luc. Introduit deux éléments originaux dans ce récit : le contenu de l'entretien entre Jésus, Moïse et Elie est précisé : Le texte nous dit « Apparus dans la gloire, ils parlaient de son « exode » qu'il allait accomplir à Jérusalem ». Exode ou départ accompli à Jérusalem dans d'autres traductions : que laissent deviner ces mots énigmatiques pour qui ne sait pas encore l'issue de la montée à Jérusalem ? La mort ? La libération ? C'est une scène qui évoque l'incompréhension d'enfants écoutant un dialogue mystérieux entre des adultes.
C'est alors qu'il est question et dans ce seul évangile du sommeil des trois disciples. La diversité des traductions nous questionne : ont-ils effectivement dormi ? Ou ont -ils lutté contre un sommeil accablant et entendu tout de même l'entretien entre les trois hommes ? On peut supposer qu'ils ont entendu mais comme dans un brouillard confus les mots départ ou exode accompli à Jérusalem.
Enfin, l'épisode s'achève de manière beaucoup plus abrupte dans cet évangile que chez Marc et Matthieu : l'essentiel semble avoir été dit et Luc se borne à évoquer le silence des disciples, sur ce qu'ils viennent de vivre, sans faire de ce silence une injonction de Jésus. Et là encore, une question surgit : pourquoi les disciples conviennent-ils tacitement de se taire ?
En somme, quelles sont les particularités du récit de Luc ? Un épisode central plus développé (l'entretien, le sommeil, la proposition inopportune de Pierre), une fin plus brève (ni « ne craignez pas, ni injonction au silence venant de <Jésus). Ce qui est sûr , c'est que Luc (dont on sait par ailleurs l'attention qu'il porte aux personnages dans l'ensemble de son évangile) place le projecteur beaucoup plus précisément sur les trois disciples. On pourrait même dire que c'est de leur point de vue que la scène est racontée. Luc regarde les trois disciples en train de voir la transfiguration.
Peut-on dire que ces nuances du récit nous mettent sur la voie d' une interprétation que Luc proposerait de ces événements ?
Les disciples sont témoins de la gloire de Jésus. Mais Luc met l'accent sur la difficulté qu'ils rencontrent à donner un sens à cette scène. Et après tout, nous pouvons partager cette difficulté. Imaginons une autre version du récit : la rencontre avec ces deux personnages de l'AT qui incarnent la Loi et les prophètes et la lumière émanant de Jésus pourraient être une source d'émerveillement, de saisissement, d'excitation, d'enthousiasme... Et non : c'est le sommeil qui s'empare d'eux et les accable. Sommeil évasion, évitement ou -refuge devant le « trop grand pour moi » ; comment prendre la mesure de cet événement tellement déconcertant ? Il est préférable de s'assoupir. Est-ce le contenu de l'entretien de Jésus avec Moïse et Elie qu'ils ne parviennent pas à saisir ? Jésus a déjà dit dans ce même chapitre 9 qu'il « fallait que le Fils de l'homme souffre ». Est-ce cette association surprenante de la gloire avec l'annonce elliptique de la mort et de la souffrance de Jésus qui provoque la tentation du sommeil, parce qu'elle est trop incompréhensible ?
Dès lors, la lumière de cette transfiguration, apparaît comme une splendeur sans force ni puissance. Et si les disciples attendent de leur Messie qu'il soit celui qui les comblerait de puissance dans l'éclat de sa propre puissance, ils ne peuvent qu'être déconcertés au point de préférer le sommeil à la contemplation et à l'émerveillement. En somme cette transfiguration est aux antipodes d'une métamorphose destinée à subjuguer et à soumettre ou à entraîner le spectateur dans un rêve de domination et de puissance. Cette lumière-là n'est pas celle des spots. Elle est profonde et intime ; elle donne accès à la profondeur de l'être, du réel (et il faut penser que le mot « gloire » en hébreu signifie poids, pesanteur, épaisseur).
Un autre ajout de Luc me semble encore significatif : Pierre propose à Jésus de dresser trois tentes : « une pour toi et une pour Moïse et une pour Elie ». Curieusement, Luc ne peut s'empêcher d'ajouter à cette proposition un petit commentaire, voire même un jugement de valeur : « ne sachant ce qu'il disait ». L'intention de Pierre était bonne pourtant, est-on tenté de se dire. Et elle avait une raison d'être : « il est bon pour nous d'être ici ». On ne peut qu'adhérer à cette tentation d'éterniser cet instant de lumière, de gloire, de rencontre avec Moïse et Elie. Si la voix de Dieu surgit de la nuée à cet instant précis, mettant un terme au projet de Pierre, est-ce pour signifier que la vérité manifestée dans cet instant est impossible à capturer dans une tente ? Il n'est pas question de s'installer dans le durable, l'institutionnel, la paix et la sécurité d'une tente, fût-elle un campement..
Deux remarques pour finir :
Cet épisode, je l'ai dit, m'évoque le récit d'un rêve pour diverses raisons mais notamment parce qu'il condense dans une séquence très brève des éléments d'un temps très long. Par lui, nous sommes projetés dans le temps de Moïse et d'Élie mais aussi dans un avenir qui paraît infini, celui qu'inaugure l'exode de Jésus. Ce court récit projette le lecteur dans l'étendue de l'aventure humaine et lui donne un sens et une direction. Pour nous qui sommes particulièrement soumis à ce qu'on appelle aujourd'hui la dictature de l'instant présent, cet épisode peut être particulièrement libérateur.
Le silence, à la fin du récit. Dans les autres évangiles, il résulte d'une injonction de Jésus. Ici les disciples se taisent de leur propre initiative, et c'est à Luc de raconter ce silence, suggérant ainsi sans avoir à l'expliquer une difficulté majeure : comment raconter cette scène ? Avec quels mots ? Question qui fait écho à la tentative de Pierre d'arrêter le cours du temps en installant trois tentes. Oui, se taire pour entendre la résonance de l'injonction de Dieu : « Écoutez-le ! », avec l'idée que l'avenir du monde dépend de l'intensité et de la fidélité de notre écoute.