LA DEMESURE DU POSSIBLE




La pusillanimité en matière de foi, voilà un vrai problème. Car enfin, la plupart des croyants croient en "Dieu" mais continuent de mener leur vie comme si de rien n'était. Ou comme si rien était.

 
Domestication
C'est fascinant comment des croyants peuvent continuer, tout en acceptant le principe d'une présence extraordinaire et amoureuse voire passionnée avec eux, autour d'eux, en eux, à promener leur Dieu comme ils promèneraient leur chien. Non pas que leur chien n'ait à leurs yeux aucune importance, mais enfin ils ne lui confèrent pas le statut d'un être dont l'existence devrait changer toute la façon de regarder leur monde. Ils leur arrivent de communiquer avec lui mais ils l'oublient quand ils passent aux choses sérieuses. Cela dit, ils sont contents de le retrouver quand il leur fait des fêtes, ou aux moments les plus graves. Ils le sortent parfois une fois par semaine, mais la plupart du temps il est confié à un chenil dont c'est le métier de garder Dieu.
Cependant, les croyants échangent rarement entre eux des nouvelles de leur vie avec leur compagnon domestiqué. Pour expliquer ce comportement, on évoque la pudeur. Certains le font tout de même et c'est souvent non seulement unilatéral mais mal perçu. Pour interagir socialement, il y a mieux.

Emphase
Certains tentent de résoudre le problème en culpabilisant tout le monde sur le fait qu'il faudrait rehausser l'importance de (ce mot qui est) Dieu. Ainsi, on lui confèrera des super pouvoirs de transformation radicale de vie, de guérison, d'intensification de la vie communautaire, de conquête et on s'en donnera les moyens. Mais cette emphatisation ne change pas le problème initial. Certes, je promène mon Dieu plus souvent, j'en parle tout le temps, je vis moi-même dans le chenil avec lui, il me guide parce que je suis aveugle, il est encore plus fidèle ou encore plus dangereux ou les deux, mais en réalité, il ne s'agit que d'une croissance en quantité et pas en qualité. Même s'il est plus apparent, Dieu reste quand même domestiqué, voire dressé, ou même dressé contre un ennemi fantasmé.

Nostalgie

D'autres résolvent le problème en acceptant par principe que toute parole ou pensée humaine sur Dieu n'a rien à voir avec Dieu lui même, qui échappe définitivement à toute tentative d'encerclement par ma pensée, car il serait le Tout Autre, définitivement hors champ. Dieu n'est sans doute pas mort, mais il ne peut exister réellement dans ma finitude. Dès lors, toute théologie devient du divertissement intellectuel, toute liturgie un jeu poétique plus ou moins réussi, toute prédication de la rhétorique. L'ensemble n'est qu'un masque d'une véritable et dangereuse nostalgie.

S'asseoir

Alors, il faudrait simplement s'asseoir. Par exemple sur le banc d'une gare ou d'un aéroport avec toute la chorégraphie de la mobilité humaine autour. Eteindre son smartphone. Attendre. Laisser venir la question. Et si Dieu, qui ne serait pas ce mot qui a peut-être été implanté en moi depuis mon enfance, existait réellement?
Comment voudrais-je alors désormais conduire ma vie ? Comment pourrais-je continuer à ne voir que de la normalité dans ce monde qui ne m'entoure pas car j'en suis ? Comment pourrais-je encore fermer les yeux à sa beauté, son intensité, sa profusion, sa terreur ? Comment pourrais-je encore continuer à me battre pour des problèmes narcissiques et minuscules de territoire? Comment vais-je continuer à ne pas sentir ma faiblesse mais aussi ma force ? Comment vais-je enfin savoir lire entre les lignes du programme ? Comment vais-je encore supporter mes manquements à la présence ? Comment vais-je enfin sentir que ce visage en face est de la même origine que le mien que je ne peux jamais vraiment voir ? Comment vais-je enfin entrer dans la démesure du possible ?

Robert Philipoussi
(première parution dans "Paroles Protestantes de Paris”, juillet 2015) 

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