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LE CITOYEN , par Denis Guénoun
Les Solitaires Intempestifs 160 pages, 13€ Paru le 16 octobre 2012
« C’est un citoyen bien singulier qu’un ermite », écrit Diderot à Rousseau en mars 1757, au beau milieu d’une querelle d’idées, à la fois philosophique et affective, qui s’achèvera finalement par une brouille entre les deux philosophes. C’est sur cette « singularité » que se penche Denis Guénoun dans Le Citoyen. Cette pièce de théâtre vient de paraître. Elle est à lire. Souhaitons que nous puissions bientôt la voir. Elle a été mise en scène récemment à Genève et dans ses environs. Pièce étonnante, déconcertante, « singulière » elle aussi et qui donne à penser, bien au-delà de la simple biographie de Rousseau.
Les six personnages y sont en quête d’une réponse à une question posée par un mystérieux « commanditaire » : comment expliquer que L’Emile et Le Contrat social, ces deux livres de Rousseau écrits conjointement et publiés en 1762, aient provoqué des crises majeures à Genève comme à Paris ? Les mots qui disent ces crises en suggèrent l’ampleur : ces œuvres sont jugées « impies », « anathèmes », les livres sont lacérés en public, saisis, brulés, il est question de prison, de révolution… Ce sont là les faits historiques. Mais on découvre avec un étonnement croissant que cette enquête n’intéresse pas seulement des biographes chargés de commémorer le tricentenaire de Rousseau : elle nous concerne au plus près aujourd’hui, politiquement, intimement, théologiquement.
Les six personnages ne sont pas des pions. Ce sont des personnes, choisies sans doute parce que plusieurs d’entre elles sont aux prises avec les difficultés du quotidien et encombrées de difficultés relationnelles, d’un passé dont on sait peu de chose si ce n’est qu’il brouille leur rapport à eux-mêmes et aux autres. Cette enquête s’avèrera libératrice et réconciliatrice.
Rousseau écrit en même temps un traité politique et un traité d’éducation. Il se préoccupe dans le même temps de la Cité et de l’enfant, de la volonté générale et des langes du nourrisson, de la souveraineté du peuple et de l’indispensable amour de soi-même. Il est l’hôte potentiel de Frédéric II de Prusse (alors qu’il est pourchassé) et finalement celui d’une île minuscule, où il « vit de soi ». Il s’enfonce dans sa vie personnelle mais décide de ne se faire appeler dorénavant que « Le Citoyen ». Il se retire au-dedans de soi et se préoccupe de l’humanité entière. Paradoxe insoutenable ? Folie incompréhensible ?
La solution de cette énigme se trouve dans le paradoxe lui-même, dans la tension extrême entre les deux faces de cet homme : « L’histoire universelle est l’histoire de toi ». « Le citoyen est roi. Il est le roi de son royaume, à l’égal de tous les autres qui sont rois comme lui. » (p. 81). Cette tension voulue, assumée, abolit la contradiction entre le JE et le NOUS. Ce « Nous », le pronom du mélange, est celui de toute la communauté humaine. Le jour de Noël, la prédication de Robert Philipoussi portait sur le nom d’Emmanuel et sa signification : « Dieu avec nous » ; un nous qui n’exclut personne, disait-il, mais qui désigne l’humanité tout entière à construire. Ce « nous » est le projet que nous sommes appelés à réaliser.
De fait, la pièce de Denis Guénoun ouvre sur une perspective théologique. Il y est question de Luther et de Jésus Christ. Rousseau nous renvoie à Luther et à son exigence du sacerdoce universel : « tous les baptisés sont prêtres ». Rousseau se disait « disciple de Jésus » et place est largement ouverte, dans cette pièce, au Christ : « parce que Christ est le nom de la souveraineté suprême, ramassée dans un bébé abandonné au fond d’une étable. » (p. 144)
A l’heure où l’individu semble être la vérité ultime dans un système mondialisé sans avenir lisible, il est salutaire de pouvoir penser comme une promesse ce pont entre citoyenneté et singularité, entre l’humanité et la personne et de pouvoir réfléchir aux engagements qu’il implique.
Claire Gruson