LE THÉÂTRE NOUS MANQUE...
Et pour préciser pourquoi, juste un court récit.
C'était il y a un certain temps...Le Conte d'Hiver de Shakespeare est durant une saison donné au théâtre des Amandiers à Nanterre. J'y avais un abonnement et l'affiche prestigieuse (Michel Piccoli, Bulle Ogier, mise en scène de Luc Bondy) aurait de toute façon attiré mon attention.
Je suis au troisième rang, tout près de la scène. A mes côtés, une dame inconnue de moi, plus toute jeune. Durant la première partie de la représentation, je perçois confusément son extrême attention à ce qui se joue sur scène. Le Conte d'hiver, c'est l'histoire d'un roi, Léonte, extraordinairement jaloux de son épouse, Hermione, image même de la fidélité. Cette jalousie mystérieuse, étouffante, a provoqué la mort d'Hermione et le désepsoir de son époux.
Pendant l'entracte, ma voisine s'adresse immédiatement à moi. Elle me parle avec beaucoup d'émotion. Elle ne va quasiment jamais au théâtre mais il lui semble que Shakespeare dit la vérité même de la vie ; que des cas de jalousie semblables à celle de Léontès se repèrent dans la « vie réelle » et font des ravages. Elle n'a pas le temps ou l'envie d'illustrer son propos. Mais je sens bien que « c'est du vécu ».
La deuxième partie me fait vivre intensément avec ma voisine. Comme la deuxième partie de l'histoire se situe deux décennies plus tard, elle ne s'y retrouve plus très bien dans les personnages car ils ont pris de l'âge :
C'est Hermione ? me demande-t-elle à l'oreille
Non...c'est sa fille, Perdita.
Soudain, un ours surgit sur la scène. Elle saisit mon bras avec effroi et se retire en arrière, tout au fond de son siège : « Oh...un ours ! »
Mais l'épisode le plus intense se situe à la fin : Léonte a causé la mort d' Hermione, son épouse bien-aimée. Du moins c'est ce qu'il croit et ce que nous croyons tous. Un sculpteur a été commandité pour en faire la statue. Mais en fait, sans qu'on le sache, c'est Hermione, bien vivante, qui pose, absolument immobile, dans l'atelier de l'artiste. Léontès s'approche de la statue et il est tellement saisi de la ressemblance entre l'oeuvre et l'original qu'il ne peut s'empêcher de l'embrasser.
Je sens que ma voisine est bouleversée. Elle serre à nouveau mon bras et me dit à haute voix : « Oh !...Il l'embrasse.... ».
Et ce qui est merveilleux, c'est que cette phrase, qu'elle n'a pu s'empêcher de prononcer d'une voix sonore, elle l'énonce exactement en même temps qu'un des personnages présent dans la scène.
Les théâtres occupés, les artistes inquiets de leur devenir, les spectacles reportés, toute cette absence de quelque chose d'essentiel m'ont rappelé le souvenir vif de ce Conte d'hiver.
Ils m'évoquent aussi un beau livre1.
En 1947, une troupe de comédiens s'établit à Saint-Etienne. Pendant douze ans, elle y joua tout un répertoire, sur la place publique et dans un cirque. Ce fut la Comédie de Saint-Etienne, sous la direction de Jean Dasté. Ito Josué, un photographe réfugié de la guerre d'Espagne accompagna la troupe durant toute cette période, photographiant les comédiens, les spectateurs, les coulisses, l'émotion, l'étonnement, la stupeur, le rire, tout ce qui fait la vie du spectacle vivant. On peut retrouver ces photos sur internet et y puiser non pas seulement de la nostalgie pour cette magnifique époque de théâtre populaire mais aussi de l'espoir : « oui, nous nous retrouverons bientôt », disent les théâtreux . C'est ce que j'attends avec ardeur.
1 Le théâtre de Jean Dasté. Le théâtre de ceux qui voient.