Le toucher au lépreux
Prédication du dimanche 11 février 2018, par Antoine Peillon
Sur Marc 1:40-45
Temple Arago / EPUPRQL
Jésus guérit un lépreux (NBS 2002)
40 Un lépreux vient à lui et, se mettant à genoux, il le supplie : Si tu le veux, tu peux me rendre pur. 41 Emu, il tendit la main, le toucha et dit : Je le veux, sois pur. 42 Aussitôt la lèpre le quitta ; il était pur. 43 Jésus, s’emportant contre lui, le chassa aussitôt 44 en disant : Garde-toi de rien dire à personne, mais va te montrer au prêtre, et présente pour ta purification ce que Moïse a prescrit ; ce sera pour eux un témoignage. 45 Mais lui, une fois parti, se mit à proclamer (κηρύσσω / kerousso) la chose haut et fort et à répandre (διαφημίζω / diaphemizo) la Parole (λόγος / logos), de sorte que Jésus ne pouvait plus entrer ouvertement dans une ville. Il se tenait dehors, dans les lieux déserts, et on venait à lui de toutes parts.
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Ecoutez ça : « Une heure sonnait - une heure de moins à trembler de dégoût dans la ténèbre de la chambre nuptiale, à épier les mouvements de l’affreux corps étendu contre le sien et qui, par pitié pour elle, feindrait de dormir. Parfois le contact d’une jambe la réveillait ; alors elle se coulait tout entière entre le mur et le lit ; ou un léger attouchement la faisait tressaillir : l’autre, la croyant endormie, osait une caresse furtive... » C’est Le Baiser au lépreux, de François Mauriac (Grasset, 1922).
Mes sœurs, mes frères, la voici décrite, l’horreur que peut nous inspirer le moindre contact physique, même du bout des doigts, le plus « léger attouchement » avec une chair qui nous dégoûte, un « affreux corps », un être laid, misérable, malade, souffrant, ou même supplicié, agonisant…
Donner un baiser au lépreux ? Voire le toucher seulement ? Vade retro homo horribilis ! Ecarte-toi, disparais, sors de ce monde !
N’est-ce pas notre réflexe ?
Sommes-nous disposés à toucher le malheureux, à donner le toucher au lépreux ?
La question nous est posée par Marc. Aujourd’hui, comme à la fin des années 60 ou au début des années 70 après Jésus-Christ, à Paris, comme à Rome et Capharnaüm, ou en Galilée, en Judée, en Syrie…
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Quand je dis que la question nous est posée, je veux dire qu’elle est posée à toute notre société ; pas seulement à vous qui êtes ici, mes sœurs, mes frères.
Cette question de savoir si nous sommes disposés à toucher le malheureux, à donner le toucher au lépreux, est adressée par l’Evangile à toute notre modernité, à notre monde hygiénisé, à notre métamorphose bourgeoise, pour paraphraser le grand philosophe protestant Jacques Ellul (1912 - 1994)1 .
Il suffit, à chacune et chacun d’entre nous, j’en suis certain, de laisser remonter des souvenirs personnels, liés à la santé et à la maladie, aux blessures, bref, à l’hôpital.
Pour ne pas trop personnaliser mon propos, je citerai ce très clair extrait de la magnifique thèse de doctorat de Laurence Briois Vilmont2 , soutenue en décembre 2009 à l’université de Paris-Est, sous le titre de Pour une éthique de l’imagerie médicale.
Ecoutons : « Aujourd’hui, les nouvelles techniques d’exploration, résonance magnétique, caméra à positons, nous éloignent plus que jamais de la réalité sensible de notre corps. Elles neutralisent les relations au corps. Hier objet d’études, de palpation, d’audition, de vision, d’olfaction qui visaient à l’établissement d’un diagnostic, le corps se réduit aujourd’hui à des diagrammes mathématiques, à des couleurs et dégradés de gris codés, à des images.
(…) ‘‘Les prouesses de la caméra à positons m’impressionnent. Mais tant de visible m’aveugle. L’exposition (des organes) ne dit rien de ce que nous avons à penser : l’instrumentalisation généralisée des corps, l’objectivation de l’humain. La vérité, c’est que c’est un corps émietté, fouillé, dont chaque organe pose problème et d’où tout discours unificateur et apaisant semble s’être absenté. Un corps désolé qui expose ses morceaux’’3 . »
La médecine d’aujourd’hui ne palpe plus, elle analyse des images. Elle ne touche plus le corps du malade, elle le scanne. Le corps désolé du malade de notre temps est privé du contact humain, excommunié de la sensibilité et du sentiment, pour être mieux banni dans le désert des rayons X, de la résonance magnétique et du numérique (improprement appelé, en l’occurrence, « digital », par nos amis anglo-saxons)…
Où es-tu, Hippocrate (460 - 370 avant J.-C.), qui évaluait la gravité des fièvres (je cite) « en mesurant la chaleur mordicante (du patient) au toucher », qui s’inquiétait (je cite encore) « lorsqu’aux époques critiques, le ventre se distend et devient pâteux au toucher… » ?
Où es-tu, Jésus de Nazareth qui toucha le lépreux, en Galilée, afin de le guérir instantanément ?
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Jésus de Nazareth, il t’a fallu transgresser toi-même les plus puissants tabous, pour faire don de ton toucher au lépreux.
Déjà, à ton époque, « avoir la lèpre », c’était bien être infréquentable, inacceptable, inintégrable à la société. C’était être un intouchable, comme le sont les Dalits, en Inde, qui vivent hors castes et qui sont donc destinés aux métiers jugés impurs, indignes et misérables.
Et l’affaire n’était pas mince, eu égard à la Loi de Moïse recueillie par excellence dans le Lévitique, véritable code religieux de la sainteté, de la pureté, des rituels et même de la kashrout.
Ainsi avons-nous entendu, avant l’Evangile de Marc, ces terribles prescriptions divines, au 13e chapitre du Lévitique : « L’Éternel parla à Moïse et à Aaron, et dit : Lorsqu’un homme aura sur la peau de son corps une tumeur, une dartre, ou une tache blanche, qui ressemblera à une plaie de lèpre sur la peau de son corps, on l’amènera au sacrificateur Aaron, ou à l’un de ses fils qui sont sacrificateurs. Le lépreux, atteint de la plaie, portera ses vêtements déchirés, et aura la tête nue ; il se couvrira la barbe, et criera : Impur ! Impur ! Aussi longtemps qu’il aura la plaie, il sera impur : il est impur. Il habitera seul ; sa demeure sera hors du camp. »
Si les 59 versets du 13e chapitre du Lévitique sont entièrement consacrés au diagnostic de la lèpre par le sacrificateur et au bannissement, à l’exclusion et à l’excommunication du lépreux, les 57 autres du 14e chapitre détaillent les modalités particulièrement complexes de sa propre purification, mais aussi à celle de ses vêtements et de sa maison…
Plus menaçant encore, le cinquième chapitre du Lévitique étend le domaine infernal de l’impureté : (je cite) « Lorsque quelqu’un, sans s’en apercevoir, touchera une chose souillée, comme le cadavre d’un animal impur, que ce soit d’une bête sauvage ou domestique, ou bien d’un reptile, il deviendra lui-même impur et il se rendra coupable. Lorsque, sans y prendre garde, il touchera une souillure humaine quelconque, et qu’il s’en aperçoive plus tard, il en sera coupable. »
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Jésus a donc touché une souillure humaine, au risque d’être considéré comme impur et coupable lui-même par les prêtres des lois de Moïse, au risque quasi mortel d’être excommunié et banni de la société des Hébreux.
Non seulement il risque de toucher le lépreux, mais il le guérit instantanément par ce toucher, et en disant : « Je le veux, sois pur ». Il le sauve ainsi de l’exclusion sociale et de l’excommunication religieuse.
Par-là, il opère une véritable révolution théologique.
Soudain, Dieu n’est plus celui qui punit l’impur, le pécheur, le coupable, par l’atroce maladie, mais il s’émeut et vient au secours du malade. Il le sauve en le touchant, c’est-à-dire en accomplissant le geste de compassion et de communion par excellence, comme chacun d’entre nous l’a sans doute déjà vécu, ayant posé sa main sur le bras ou le front de l’enfant malade, ou ayant senti une main aimante prendre la sienne aux plus mauvais moments de l’existence.
Par-là, par cette thaumaturgie comme par ses exorcismes, Jésus Christ prêche l’imminence et même la présence du Royaume de Dieu. Il accomplit la Loi et la promesse du psalmiste que nous avons lue tout à l’heure (je cite) : « Du haut des cieux l’Eternel regarde sur la terre, pour écouter les gémissements des captifs, pour délivrer ceux qui vont périr, afin qu’ils publient dans Sion le nom de l’Eternel, et ses louanges dans Jérusalem… »
Jésus nous libère !
Jean Chrysostome (vers 345 – 407), notre « Bouche d’or », en synthétise parfaitement la leçon : (je cite) « Ce n’est point par sa seule parole qu’il guérit ce lépreux, mais il le touche de sa main, parce qu’il est écrit dans la loi de Moïse : ‘‘Celui qui aura touché un lépreux sera impur jusqu’au soir’’ (Lev 22:4-6). Il voulait montrer que cette souillure n’était qu’extérieure, et que la loi n’avait pas été portée pour lui, mais pour les simples mortels, et que pour lui, il est en réalité le Maître de la Loi, et qu’il guérissait ce lépreux, non en serviteur, mais comme Maître de la Loi. »
« Guéris-moi, SEIGNEUR, et je serai guéri ; sauve-moi, et je serai sauvé ; car ma louange, c’est toi ! », s’écriait le prophète Jérémie (17:14 ; NBS), au VIe siècle av. J.-C..
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Souvenons-nous.
Nous sommes au début de l’Evangile de Marc.
Jésus vient d’être baptisé par Jean.
Il a reçu l’Esprit, à travers une déchirure du ciel.
Il sait qu’il peut résister aux tentations sataniques du pouvoir, de la puissance et de la gloire.
Selon Marc, il a déjà accompli un premier miracle : la guérison d’un démoniaque à Capharnaüm (Mc 1:21-28). Et il en accomplira ensuite vingt autres ! Ce qui fait 22 miracles au total.
Si nous leur additionnons ceux racontés aussi par Matthieu, Luc et Jean, nous pouvons même compter 37 « signes » spectaculaires de sa divinité…
Il est donc bien « celui qui doit venir », comme l’annonce Matthieu (11:2-5) : « Jean, ayant entendu parler dans sa prison des œuvres du Christ, lui fit dire par ses disciples : Es-tu celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre ? Jésus leur répondit : Allez rapporter à Jean ce que vous entendez et ce que vous voyez : les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent, et la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres. »
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En touchant le lépreux, Jésus prend en charge son impureté et le libère du bannissement et de l’excommunication.
Il l’envoie alors aux prêtres sacrificateurs, afin qu’il fasse reconnaître sa guérison, sa purification, sa réintégration.
Mais celui-ci, totalement libéré, désobéit à Jésus et se met (je cite notre Evangile) « à proclamer (κηρύσσω / kerousso : prêcher, publier, crier…)4 la chose haut et fort et à répandre (διαφημίζω / diaphemizo) la Parole (λόγος / logos)5 ».
Le lépreux est devenu prédicateur !
Prédicateur du logos qui est Dieu (Jean 1:1-4)6 , de la Parole incarnée, de la sainteté de la chair et de la venue du Royaume !
Mes sœurs, mes frères, nous aussi laissons-nous toucher par Jésus Christ. Laissons-le prendre en charge notre impureté, nos malheurs, nos maladies, nos angoisses de mourir et notre peur de la vie. Recevons la libération de son salut.
Proclamons cette bonne nouvelle haut et fort, et répandons l’amour de Dieu pour notre prochain, surtout lorsqu’il souffre.
« Tous lépreux et tous prédicateurs ! », voici notre devise d’aujourd’hui.
(bref silence)
Touchons les lépreux, les impurs, les bannis, les excommuniés...
Amen !
Bibliographie sommaire
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Alexandre Westphal, « Le ministère de Jésus-Christ. Sa vie bienfaisante » et « Aux convalescents », dans Il est écrit. Trésors de la Bible pour aujourd’hui (1898), Empreinte, 2007.
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Jean-Yves Leloup, Philon et les thérapeutes d’Alexandrie, Albin Michel, 1993 et 1999 en format de poche.
-
Albert Schweitzer, Vivre. Dix-huit sermons, Albin Michel, 1970 ; Vivre. Paroles pour une éthique du temps présent, Albin Michel, coll. de poche, 1995.
-
Théodore Monod, Révérence à la vie. Conversations avec Jean-Philippe de Tonnac, Grasset, 1999.
-
Hippocrate, L’Art de la médecine, Paris, GF Flammarion, 1999.
-
Etienne Trocmé, L’Evangile de Marc, Labor et Fides, 2000.
-
André Couture et François Vouga, La Présence du royaume. Une nouvelle lecture de l’évangile de Marc, Labor et Fides, Médiaspaul, 2005.
-
Antoine Nouis, L’Aujourdhui de l’Evangile. Lecture actualisée de l’évangile de Marc, Olivétan, 2013.
-
Collectif, « Jésus guérisseur et exorciste », dans Le Monde de la Bible, n° 208, mars-avril-mai 2014, pp. 34 à 69.
-
Christine Prieto, Jésus thérapeute. Quels rapports entre ses miracles et la médecine antique ?, Labor Et Fides, 2015.
-
Pierre Haudebert, L’Evangile de Marc, Cerf, 2017.
-
Michel Barlow, L’Evangile en relief II. Marc (Année B), Olivétan, 2017.
-
Annette Merz, « Les miracles de Jésus et leur signification », dans Andreas Dettwiler (éd.), Jésus de Nazareth. Etudes contemporaines, Labor et Fides, 2017, pp. 173 à 194.
-
Jacques Jouanna, Hippocrate, Fayard, 1992 ; Les Belles Lettres, édition mise à jour, 2017.
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Thobie Nathan, Jésus le guérisseur, Flammarion, 2017 (peu rigoureux).
1 Métamorphose du bourgeois, La Table Ronde, 1998 (1ère éd. : Calmann-Lévy, 1967).
2 Laurence Briois Vilmont, L’imagerie médicale : La fabrique d’un nouveau malade imaginaire, L’Harmattan, coll. « Sciences et société », 2013.
3 Monette Vacquin, Main basse sur les vivants, Fayard, 1999.
4 A noter que κήρυγμα / kerugma (proclamation de la bonne nouvelle) est lié à ce mot. Occurrences (Segond 1910) : Marc 1:4 : Jean parut, baptisant dans le désert 2048, et prêchant le baptême de repentance, pour la rémission des péchés. Marc 1:14 : Après que Jean eut été livré, Jésus alla dans la Galilée, prêchant l’Evangile de Dieu. Marc 1:38 : Il leur répondit : {Allons ailleurs, dans les bourgades voisines, afin que j’y prêche aussi ; car c’est pour cela que je suis sorti. Marc 1:39 : Et il alla prêcher dans les synagogues, par toute la Galilée, et il chassa les démons. Marc 3:14-15 : Il en établit douze, pour les avoir avec lui, et pour les envoyer prêcher. Marc 6:12 : Ils (les Douze) partirent, et ils prêchèrent la repentance. Marc 13:10 {Il faut premièrement que la bonne nouvelle soit prêchée à toutes les nations.} Marc 14:9 : {Je vous le dis en vérité, partout où la bonne nouvelle sera prêchée, dans le monde entier, on racontera aussi en mémoire de cette femme ce qu’elle a fait (épisode de l’onction, au parfum de nard pur, à Béthanie).} Marc 16:15 : Puis il leur dit : {Allez par tout le monde, et prêchez la bonne nouvelle à toute la création.} Marc 16:20 : Et ils s’en allèrent prêcher partout. Le Seigneur travaillait avec eux, et confirmait la parole par les miracles qui l’accompagnaient.
5 Première occurrence dans Marc. Puis, vingt-trois autres, dont Marc 2:2 : Et il s’assembla un si grand nombre de personnes que l’espace devant la porte ne pouvait plus les contenir. Il leur annonçait la parole. Marc 4:14 : Le semeur sème la parole. Marc 4:33 : C’est par beaucoup de paraboles de ce genre qu’il leur annonçait la parole, selon qu’ils étaient capables de l’entendre. Marc 16:20 : Et ils s’en allèrent prêcher partout. Le Seigneur travaillait avec eux, et confirmait la parole par les miracles qui l’accompagnaient.
6 (NBS) « 1 Au commencement était la Parole ; la Parole était auprès de Dieu ; la Parole était Dieu. 2 Elle était au commencement auprès de Dieu. 3 Tout est venu à l’existence par elle, et rien n’est venu à l’existence sans elle. Ce qui est venu à l’existence 4 en elle était vie, et la vie était la lumière des humains. »