Un peu d'étymologie.
Dia – logue. Avec dia est marqué l'inévitable distance qui existe entre des interlocuteurs, parce cette particule en grec signifie : à travers.
C'est donc à travers cette inévitable distance- mais une distance qui peut-être augmentée par beaucoup d'imaginaire autour que le logos, la parole , dans le dia-logue doit passer. Il y a une distance, et le projet est de la franchir par le dialogue. Voilà ce que veut dire dia-logue, une parole logos qui passe aux travers des distances.
Dans un dialogue, précisons-le, on n'est pas obligé d'être uniquement deux, un dia-logue c'est une parole qui passe au travers de la distance séparant un nombre indéfini d'interlocuteurs. Ainsi tout à l'heure nous pourrons dialoguer à plusieurs.
Ça c'est pour l'étymologie qui nous fournit le cadre on va dire technique dans lequel on parle.
Mais ma véritable introduction sera plus sensible.
Je crois que nous sommes chacun des êtres individuels remplis d'inquiétude, dont les âmes sont remplies d'inquiétude.
D'une inquiétude que je dirai originelle. Nous sommes constitutionnellement confrontés à notre individualité qui nous isole. Alors, quand nous voyons quelqu'un d'autre, nous sommes heureux, parce que sa présence en nous offre cette sensation d'exister que nous pourrions perdre dans l'isolement . La rencontre devient nécessaire, vitale, et elle se peut se faire sous d'innombrables formes et mise en scènes.
La religion, comme son nom l'indique, se propose de relier les individualités entre elles. D'un point de vue pratique, elle sert à ça, les idéologies servent aussi à ça.
Nous pouvons tenter de résoudre cette inquiétude de plusieurs façons, mais toutes ne sont pas bonnes.
Nous pouvons nous confronter à ce quelqu'un d'autre, cette forme de relation nous la sensation d'exister dans la différence. Je deviens quelqu'un dans ce que je ne suis pas cet autre, je m'appuie sur lui et me constitue en n'étant pas lui.
Nous pouvons aussi vouloir devenir comme lui- ou vouloir qu'il devienne comme nous, ce qui nous donne la possibilité de faire partie de quelque chose de plus grand que nous et encore une fois nous donne la sensation – illusoire - de dépasser les frontières de notre individualité.
Nous pouvons aussi tenter de nous dissoudre en lui, dans la soumission la plus totale, ou de le dissoudre, dans la domination la plus totale. Ce qui est aussi une grave erreur, puisqu'ainsi, au lieu d'être compensée, l'inquiétude liée à notre solitude originelle est amplifiée au point d'être irrémédiable.
Mais nous pouvons aussi entrer en dialogue c'est à dire déterminer ensemble ce qui nous est commun. Cette fameuse parole qui traverse, mais qui respecte nos personnes qui ainsi n'errent plus dans le désert de leurs isolements, qui ne se battent plus en pure vanité, qui ne cherchent plus à se fondre, mais qui envisagent l'autre comme le compagnon de recherche d'une source commune de vie.
Donc, pour moi, s'il n'y avait qu'une finalité - au dialogue, c'est de nous délivrer d'une façon saine de l'inquiétude. Les croyants que nous sommes , musulmans ou chrétiens, cette inquiétude a une origine, elle a un nom, c'est l'inquiétude originelle d'avoir été expulsés du Jardin d'Eden et jetés dans un monde inquiétant. C'est aussi l'expérience humaine fondamentale que chacun de nous a fait en naissant.
Voilà pour mon introduction.
Maintenant, je voudrais examiner quelques points qui obstruent notre capacité de passer au travers de la distance dont je parlais tout à l'heure. Quelques obstacles qui obstruent cette possibilité de convoquer une parole une et commune qui pourrait nous relier plutôt que de nous éloigner encore plus, et nous enfermer encore plus dans notre isolement.
Les conflits de jeunesses respectives
Je vais d'abord prendre un exemple. Je suis pasteur d'une paroisse et comme pasteur, une des parts de mon métier est aussi de contribuer à résoudre des conflits entre des personnes.
Il y a tellement de sources de conflits, mais il y en a une que j'ai bien repérée, y compris dans des classes sociales assez homogènes, c'est le conflit lié à la génération. Mais attention, je ne parle pas de la banale querelle entre « anciens et modernes » je parle d'autre chose. J'ai identifié que souvent les conflits étaient en fait de conflits de jeunesse. C'est à dire que des gens se battent à coup de représentations, et j'ai repéré que ces représentations étaient liées à leurs idéaux de leurs jeunesses respectives, qui sont restés incrustés en eux. Ainsi souvent, quand des gens de différentes générations se battent, c'est souvent les idéaux et les représentations de leurs jeunesses respectives qui s'affrontent.
Et pour cette conférence, je propose une hypothèse. Nous les chrétiens, notre « jeunesse » c'est l'expansion de notre secte messianique au début de ce qu'on a appelé à tort l'ère chrétienne, et les résonances de ce mouvement spectaculaire sont encore là, dans nos façons de croire et de penser – j'en veux pour preuve les 600 millions d'évangéliques en constante progression dans le monde, qui pensent revivre l'Église originelle. Je ne veux pas vraiment parler pour l'Islam, mais ce que je connais de l'histoire du prophète est profondément exaltant, et à même de provoquer encore des résonances pour aujourd'hui. Le problème est que les jeunesses respectives de nos religions ne se sont pas effectuées dans les mêmes mondes, dans les mêmes bains de représentations, et ce sont ces mondes qui aujourd'hui, dans le temps réel, s'affrontent.
Pas grand monde ne dépasse les émotions et les découvertes de sa jeunesse, et les religions non plus car les religions défient une des plus importantes lois naturelles : celle de l'évolution.
Mais vous conviendrez que si cette hypothèse est vraie, c'est quand même quelque chose qu'on devrait être capable de dépasser ! Car, il n'y a rien de fondamentalement religieux là dedans, il s'agit juste du transfert d'une nostalgie. Et une part de l'entreprise de dialogue qui pourrait s'effectuer serait dans la recherche autour de nos jeunesses respectives. Et déterminer ô combien elles nous déterminent aujourd'hui, de la même façon que les engagements d'un individu en général se structurent dans sa période de jeunesse, voire de prime jeunesse , et très souvent le déterminent pour la vie.
Je suis la vérité
Un autre obstacle est non des moindres est que chacune de nos deux religions dit avoir ou être la vérité. Si Jésus dit, dans un évangile sur quatre – il ne le dit pas dans les trois autres, être le chemin la vérité est la vie. L'islam aussi s'impose comme vérité révélée. Or, en la matière, il ne peut pas exister plusieurs vérités. Pour nos deux religions, il n'y a pas la possibilité d'une pluralité de dieux, donc il n'y a qu'une seule vérité et donc inévitablement, celui qui n'est pas nous est forcément dans l'erreur. Et ça, avant que de convoquer les bons sentiments, les « on est tous frères », il faut se le dire voire se l'avouer. Personne ne peut aujourd'hui se dire à la fois musulman ET chrétien, et aussi être reconnu par les musulmans et les chrétiens . En la matière, la double appartenance n'existe pas. Et il faut questionner ce tabou sereinement.
Pour ma part, sur ce sujet de la « vérité », j'en reste à la question de Pilate à Jésus « qu'est ce que la vérité » dit Pilate et j'entends... la non réponse de Jésus.
Une religion anti-politique peut-elle dialoguer avec une religion politique ?
Un autre obstacle est une vraie différence à mon sens . Le christianisme, fondamentalement, n'est pas politique. Ce n'est pas qu'il est a-politique, c'est qu'il est anti-politique. De la même façon qu'il a combattu- en les utilisant- les idéaux grecs de sagesse, qu'il a usé de toutes les ficelles de la rhétorique et des genres littéraires grecs pour les subvertir et diffuser son message qui avait la force d'un défi à l'Empire romain, il est officiellement anti politique : mon royaume n'est pas de ce monde, a dit Jésus. Point. Ensuite, certes, le catholicisme est devenu extraordinairement politique au point de se constituer à partir de ce qui est devenu un « ÉTAT ». Mais Rome pour les chrétiens, et même pour les catholiques n'a pas le magnétisme qu'ont Jérusalem ou La Mecque pour les juifs et les musulmans, mais initialement, la fougue de jeunesse du christianisme était anti politique au point qu'il a récupéré le mot grec « ekklesia » pour dire église, qui était le nom de l'assemblée délibérative grecque de la Polis, de la Cité, pour mieux affirmer contre l'empire et les pouvoirs « de ce monde » que les assemblées au nom du Christ étaient extra mondaines.
Or, l'Islam, dès sa création, est une religion politique. Sa constitution s'est effectuée sur deux cités. Polis veut dire Cité, et a donné le mot politique.C'est à mon avis le principal obstacle entre l'Islam et le christianisme. Et je suis loin d'avoir la moindre idée pour dénouer cet inextricable là.
Oui, Jésus n'était pas un homme politique, et son histoire, sans la compréhension de la foi autour, peut se lire comme un échec, le prophète de l'Islam, lui était un fin politique doublé d'un chef de guerre.
Mais essayons quand même de démêler un peu d'autres choses plus faciles !
La même ambition de « nettoyer le ciel »
Nous avons un point commun, qui pose des questions, mais qui est commun.
Les trois religions monothéistes, quand elles se sont créées avait une même ambition, que j'appellerai celle de nettoyer le ciel. C'est une figure de style pour évoquer le retour des juifs, au 6e siècle avant l'ère chrétienne, dans ce qui était devenu la province perse de Judée et ces juifs de retour ont mis à bas des idoles qui avaient selon eux infesté le territoire. De cette réflexion est née l'idée même du monothéisme juif.
De même , le mouvement qui allait devenir le christianisme a eu envie de dépolluer le même ciel, encombré de divinités païennes, mais aussi selon eux, de pratiques juives qui n'avaient, selon ce mouvement, plus aucune pertinence. Ce christianisme jeune a aussi voulu aussi dépolluer le ciel de toutes ces idées/idoles liées à la sagesse grecque, pour magnifier ce qu'il a appelé la folie de la croix. L’apôtre Paul a été ce grand nettoyeur. Il n'y a plus ni juif, ni grec, ni esclave, ni homme libre, ni homme ni femme, toutes idées selon Paul qui encombre. Il n'y a plus que l'événement de la grâce absolue.
6 siècles plus tard, selon l'Islam naissant, le christianisme était redevenu polythéiste, et il est vrai qu'ont pouvait déjà considérer que la figure du Christ était devenue un Dieu, ce qu'il n'est absolument pas dans les évangiles. Il y avait eu entre temps aussi beaucoup de remplissage du ciel avec de nombreuses divinités intermédiaires que d'un nom pudique on appellera des saints, mais que d'un point de vue d'ethnologue, on pourrait appeler des divinités ancestrales ou héroïques, puisqu'on les implorait, on les priait, on adorait leurs reliques, et on faisait pour elles des sacrifices . La première d'entre ses divinités ayant été Marie, et ce dès le IV e siècle.
En nettoyant Médine par la persuasion, le compromis ou la force, le Prophète a aussi nettoyé le ciel pour retrouver une notion monothéiste pure, qui n'avait jamais été aussi pure depuis le retour des Juifs d'exil.
Pour la petite histoire intra chrétienne, les protestants originels avaient aussi cette vocation là de nettoyer le ciel, de désencombrer notre mental de toutes les idoles, et certains d'entre eux ont été de violents iconoclastes.
Tout cela, ce sont des pulsions « idéalistes » qui ont toujours existé dans tous les mouvements politiques ou religieux.
Je vais aborder ce point de deux manières. La première dira que dans cette ambition là, nous avons beaucoup plus de proximité que nous croyons. La seconde questionnera cette ambition.
Un christianisme aussi strictement monothéiste que l'Islam
Le plus grand grief que l'Islam porte au christianisme est la trinité conçue comme un polythéisme. Je ne vais pas défendre la trinité ni toute la délicatesse argumentative qui permettrait de concevoir ce concept -non biblique – en dehors de l'accusation de polythéisme.
Je dirai simplement, pour en rester à mes sources originelles, qu'aucun auteur du nouveau testament n'a cru que Jésus était un Dieu. Aucun. Même Jean, qui parle d'une proximité , d'une intimité fusionnelle entre lui et son père n'en fait pas un Dieu. Pour lui seul le logos, la Parole est Dieu.
Certes, beaucoup de chrétiens adorent Jésus comme ils adoreraient un Dieu, puisque déjà ils le prient. Mais moi, si je veux rester « biblique » et respecter les textes de « jeunesse » de ma religion, si certes je reconnais Jésus comme un prophète lumineux et de qui je pourrai dire qu'il est inspiré par Dieu et dont je pourrai écouter les paroles comme de la parole de Dieu, je ne dis pas « Il est Dieu ». Je prie Dieu. Je ne prie ni Jésus, ni Marie, ni aucun des saints du calendrier.
Mais avouez qu'une grosse épine du pied pourrait être enlevée si jamais les chrétiens lisaient leur textes et écoutaient leur Christ parler. À un interlocuteur qui lui disait « Bon maître », il a répondu , : pourquoi m’appelles tu « bon » , Dieu seul est bon. Sous entendu : je ne suis pas Dieu.
Pour moi, il n'y a qu'une religion, il n'y a que des législations différentes.
Il n'y aucune différence essentielle. Nos textes sont strictement monothéistes et il s'agit du même Dieu. Celui d'Abraham qui n'était ni juif, ni chrétien, ni musulman.
Cela dit, il faudrait qu'ensemble, au nom de notre capacité de dialoguer, nous puissions questionner cette ambition qui serait de « nettoyer le ciel » . Parce qu'il n'y a pas que nous dans le monde. Certes, nous sommes religieusement majoritaire, mais que faire de l'autre que nous dont les « ciels » serait selon nous encombrés de ce que nous appellerions encore « des idoles ». Je veux dire par là, si jamais nous réussissions à dialoguer entre nous, et que ce soit une grande réussite, un message d'espoir pour le monde entier, nous qui sommes des autres les uns pour les autres, ne pourrait on pas, dans un même élan, utiliser cette énergie dialogique pour finalement dialoguer aussi avec l'autre que nous deux ? Certes ce finalement là est très utopique. Mais n'est il pas aussi de notre devoir ?
Mais entre nous, après une réelle appropriation de nos propres sources, il ne resterait donc comme obstacles, que nos idéaux de jeunesse, nos sources d'exaltations historiques- mais on pourrait tout simplement accepter de grandir et il ne resterait alors que la conception politique ou non de la religion, ce qui pour moi est le plus gros problème et la véritable différence dont je ne vois pas l'issue.
Je voulais donc dire que globalement, notre difficulté de dialogue, n'a pas sa source dans la religion. Elle est historique et psychologique.
Et voici ma conclusion.
Pour l'instant, sauf dans notre amitié islamo chrétienne, nous n'avons pas envie de convoquer ce logos entre nous, cette Parole, cette parole de Dieu, pour nous sortir de l'inquiétude.
Si nous étions collectivement intelligents, nous dialoguerons davantage, car en général, par le spectacle de notre confrontation, voire de notre mépris réciproque, nous offrons au monde la possibilité de ne pas croire.
Mais pour conclure, selon moi, la véritable finalité du dialogue est profondément religieuse.
Je suis face à l'autre, qui est autre, qui pense autre, qui mange autre, qui prie autrement, qui pense autrement, qui n'a pas les mêmes textes que moi, qui n'est pas de la même génération historique que la mienne et qui en plus parle en plus de notre langue commune, une autre langue que la mienne, qu'il considère comme sacrée.
C'est cette altérité qui me convoque au dialogue. Comme un exercice pratique de mon dialogue avec Dieu qui lui est aussi, est autre, tout autre, puisque je suis une créature et qu'il est le créateur. S'il y a une filiation entre Lui et moi, entre Lui et nous, il n'y a entre nous aucune commune mesure, et la distance entre Lui et moi est infinie. Et si je comprends réellement ma possibilité de dialoguer avec Dieu, je m'avancerai beaucoup plus aisément dans le dialogue avec mon autre que moi, puisqu'ainsi, en réalité, que je sois musulman ou chrétien, je pratiquerai ma foi dans ce qu'elle a de plus intime.