La cohérence des lectures du jour est particulièrement intéressante, y compris dans ce psaume 138 (« Le jour où je t’ai invoqué, tu m’as donné de la hardiesse, de la force » et « Si je marche au sein de la détresse, tu me fais vivre »).
Aujourd’hui, comme dimanche dernier, il est question de récits de vocation et d’hésitation voire de peur devant cet appel de Dieu, cet appel à la « hardiesse ».
Ainsi dit Esaïe « malheur à moi car je suis un homme aux lèvres impures ». Mais il dit ensuite : « J’entendis le Seigneur qui disait : qui enverrai-je ? Qui ira pour nous ? Je répondis : je suis là, envoie-moi. »
Luc raconte un miracle non demandé, une pêche miraculeuse, l’injonction de Jésus « Avance en eau profonde », le doute de Simon Pierre, le surgissement du poisson en surabondance. L’effroi de Simon Pierre « car l’effroi l’avait saisi ». La promesse de Jésus. Mais ensuite, cet épisode s’achève presque abruptement : ils « laissèrent tout et le suivirent ».
Dans l’épitre aux Corinthiens, l’apôtre Paul transmet à ses frères ce qu’il a reçu lui-même, lui qui se désigne comme « l’avorton ». Il les appelle à transmettre le credo de l’Eglise primitive, ces paroles que nous reprendrons ensemble tout à l’heure. C’est un appel à se tenir dans la bonne nouvelle, à la retenir et à la transmettre.
Dans l’évangile de Luc, que je tenterai de commenter aujourd’hui, Simon Pierre avec ses doutes et la certitude de sa faiblesse, c’est sans doute le lecteur d’aujourd’hui appelé lui aussi à suivre Jésus et à transmettre la bonne nouvelle dans le monde troublé que nous vivons.
Comment ce texte de Luc est-il construit ? Que laisse-t-il dans l’ombre ? Que met-il en lumière ? Un récit en plusieurs étapes :
Jésus instruit la foule : on ne sait rien du contenu de ses paroles. Mais on sait qu’à un moment donné, il souhaite s’éloigner de cette foule et en effet il s’embarque sur le bateau de Simon Pierre et continue à « enseigner » mais à distance. « s’asseyant, de la barque, il enseignait les foules ».
La 2ème étape est un dialogue avec Simon Pierre tandis que d’autres, de futurs apôtres et des « associés » sont présents : « avance en eau profonde ». Pierre est sceptique : on a déjà tenté cette pêche mais en vain. « Mais sur ta parole, je vais lâcher les filets. » Les poissons arrivent en surabondance, les filets sont tellement tendus qu’ils se rompent, alors on fait appel aux « associés » de l’autre barque, le poids des poissons alourdit fortement les deux embarcations qui s’enfoncent.
L’effroi de Simon Pierre (« éloigne-toi car je suis un pécheur » et de ses compagnons (dont certains sont nommés) et la parole énigmatique de Jésus : « Rassure-toi ; désormais ce sont des hommes que tu prendras ». Tous retournent à la terre ferme « et laissant tout, ils le suivirent ».
Revenons sur certains éléments de ce récit.
1 à 3 Jésus enseigne aux foules. Cette foule n’est pas apparue subitement dans ce chapitre 5. Elle est présente depuis le début de ces récits qui racontent le ministère de Jésus dont la renommée s’étend à travers toute la région dès qu’il inaugure sa prédication. La foule (c’est-à-dire un ensemble d’hommes pas forcément juifs, rassemblés au hasard des circonstances) a été présente à Nazareth, à Capharnaüm, maintenant en Galilée. Elle fait écho à l’enseignement de Jésus. A Nazareth, sa ville natale, il lit les Ecritures et le prophète Esaïe qui annonce la guérison et la bonne nouvelle à tous, aux pauvres, aux captifs, aux aveugles, aux opprimés. Il rappelle que cette bonne nouvelle a concerné la veuve de Sarepta à Sidon, plutôt que d’autres veuves en Israël et Naaman le Syrien plutôt que d’autres lépreux ; ce disant, il a suscité la fureur dans la synagogue : on veut le précipiter du haut d’un escarpement. Lui s’en va. Les péripéties de ce ministère en Galilée sont complexes (guérisons, affrontements, foule saisie par son enseignement…). Au chapitre 5, la foule est encore présente. Il est à nouveau dit ici qu’il « enseignait les foules ». Luc ne dit rien du contenu de cet « enseignement ». Pas de paroles qu’on pourrait consigner dans un livre ; pas de littérature religieuse édifiante, de théories de morale chrétienne. Mais une présence, un acte, un événement : cet enseignement fait que la foule se presse autour de Jésus. Sa parole fait naître un monde nouveau, qui est l’arrivée de Dieu parmi nous. On sait juste que tout en continuant à instruire cette foule avide, il souhaite s’en éloigner un peu en montant sur la barque de Simon Pierre. Jésus s’éloigne pour aller vers d’autres villes. Parce que l’évangile de Luc insiste spécifiquement sur la bonne nouvelle annoncée à tous, sur la portée universelle de la Parole de Dieu.
Le dialogue avec Pierre :
Il commence par une injonction : « Avance en eau profonde » : une image poétique qu’on a envie de déployer. L’eau de la mer n’est pas un milieu hospitalier. La mer de Galilée peut être le lieu de grandes tempêtes. Avancer en eau profonde, c’est aller vers le grand large, accepter l’inconnu devant soi, aller au devant de dangers peut-être, avec la complexité que cela suppose. A la fin de ce passage Jésus invite au questionnement sur cette image : cette eau profonde regorgeant de poissons est-elle l’image de la réalité avec sa complexité inextricable, ses profondeurs insaisissables tandis que les poissons sont explicitement assimilés à la multitude des êtres humains ?
L’injonction de Jésus se heurte au scepticisme de Simon Pierre (« inutile, c’est déjà fait »). Il incarne d’abord cette négativité que nous connaissons bien : « tout est dit et l’on vient trop tard »…
La pêche en surabondance (avec détails : filets qui craquent, barques qui pèsent lourd). Il faut recourir aux « associés ».
Cette surabondance qui devrait susciter la joie de Simon, surtout après les échecs de la nuit précédente, provoque son effroi. « Quand il vit cela, Simon Pierre tomba aux genoux de Jésus et dit : « Seigneur, éloigne-toi de moi : je suis un homme pêcheur. Car l’effroi l’avait saisi… ». Nous ne pouvons que deviner c’est-à-dire intérioriser ce qui se passe dans la tête de Simon Pierre : se sent-il trop petit pour cette surabondance dont l’origine échappe à ce que lui disent son expérience ou sa raison ? Pourquoi semble-t-il si sûr d’aller au devant de l’échec ? Et de quel échec s’agit-il ? D’autres passages évoquent l’effroi dans les Evangiles ? Ainsi, la peur devant le tombeau vide (effroi des gardes, des femmes) . Là (dans Matthieu 28) on a les mains vides. Ici c’est la surabondance qui suscite l’angoisse. Il nous faut explorer les sens de cette peur apparemment bien différente de celle que nous pouvons éprouver aujourd’hui. Nous connaissons la peur aujourd’hui. Elle a des visages multiples : peur de la guerre, du terrorisme, peur des épidémies, du réchauffement de la planète et de ses conséquences, de l’épuisement des ressources naturelles, des conséquences non maîtrisées d’un développement technique et économique extrêmement rapide, peur de l’Autre. Même pour celui qui est à l’abri des grandes catastrophes, l’écoute des informations est une épreuve telle que certains n’écoutent plus, se rétractent, se réfugient derrière des barricades en cherchant le seul contact de qui leur ressemble. L’effroi de Pierre survient lui au temps du miracle. Alors pourquoi a-t-il peur ? De quoi a-t-il peur ? De perdre pied ? De ne pas être capable de transmettre la bonne nouvelle ? De sa faiblesse, de son indignité, de son incapacité à faire face à la responsabilité ? Pourquoi pouvons-nous nous sentir malgré tout si proches de cet « effroi » ? Est-ce la peur devant la responsabilité qu’implique la rencontre de Jésus et l’espérance qu’elle ouvre ? Mieux vaudrait s’en tenir au constat d’échec : à la négativité : on n’a rien trouvé. C’est plus simple : on se résigne, on ne sera pas l’objet de la moquerie, on ne sera pas discrédité, accusé de naïveté…C’est plus simple que d’avoir à croire la promesse de Jésus et à annoncer un avenir possible, à être porteur d’espérance, à choisir l’optimisme comme force vitale, comme volonté d’avenir. Simon a pourtant fait confiance à Jésus (« sur ta parole, je vais jeter les filets »). Mais la révélation qui s’en suit rend nécessaire son engagement dans la proclamation de la bonne nouvelle : il y aura des poissons pour tout les êtres humains, tous seront sauvés. Qui sommes-nous pour entreprendre cette proclamation ? Sommes – nous capables d’aller vers l’eau profonde, vers le grand large, d’admettre l’inconnu devant soi, de penser la complexité du monde pour énoncer une bonne nouvelle qui concerne tous les êtres humains ? On peut méditer ce que disait Kark Barth dans une conférence de 19231 évoquant une « grande espérance mais peu de force réelle pour enfanter » et nous invitant à appeler notre faiblesse « faute » et non « destinée ». Un constat qui nous est transmis aujourd’hui où nous sommes particulièrement habités par le doute : qu’est-il advenu de nos forces ? Comment affronter la stupeur devant les forces de mort et le grouillement du vivant ? Comment veiller sur la fragile hypothèse que ce monde a un sens et sur la certitude que le règne doit venir « sur la terre comme au ciel » ?
Pourtant, au-delà de cet épisode de doute, survient la décision des nouveaux disciples de ce chapitre 5, décision en acte : « Alors, ils ramenèrent les bateaux à terre, laissèrent tout et le suivirent. ». Ce mot « suivre » dans le Nouveau Testament veut traduire le lien particulier unissant les disciples au Christ. C’est un terme qui s’applique spécifiquement aux disciples, et qui suppose rupture avec le passé, abandon des liens antérieurs, entrée dans une nouvelle appartenance marquée par la confiance en JC. Suivre, ce n’est pas imiter ni répéter. C’est, prenant au sérieux la bonne nouvelle, se mettre en marche. Pouvons-nous aujourd’hui être appelés à cette « hardiesse » dont parle le psaume du jour ? Pouvons-nous répondre à l’appel de Paul : se tenir et retenir et transmettre ?
L’Eglise Protestante Unie est appelée à travailler collectivement à l’élaboration d’une déclaration de foi en 2017, année de la commémoration des thèses de Luther.
Au moment de nous engager dans cette démarche, sans doute est-il salutaire d’évoquer ces paroles du pasteur Louis Simon : « Jésus nous oblige à parler, mais il ne nous oblige pas à répéter ce qu’il a dit […] l’Evangile, c’est la création restituée à la créature, la possibilité d’être à nouveau une créature qui crée. » « On ne peut pas adhérer à ce qu’on nous oblige à répéter. » La transmission implique de (se) poser tant de questions qu’on est amené à inventer une parole.
1 « de tous côtés de grandes visions certes, toutes nourries d’histoire, mais peu de connaissance véritable, existentielle, convaincante ; d’excellents poteaux indicateurs, mais peu de chemins viables ; une grande espérance, mais peu de force réelle pour enfanter. Et au milieu, parmi nous, une grande faiblesse. Cette faiblesse, faut-il l’appeler notre faute ou bien notre destinée ? Peut-être une « doctrine réformée » nous sera-t-elle possible en ceci tout au moins que, sérieusement et sans réserve, nous appelions notre faiblesse faute, et non pas destinée. »