Prédication du 21 novembre 2021

Par Nicolas Bonnal



le plan d’un Dieu tout puissant devait-il passer par cela ?

Jean 18 33-37, temple de Port-Royal, 21 novembre 2021

Apocalypse 1.5-8

5 Et que Jésus-Christ vous donne la grâce et la paix, lui, le témoin fidèle ! Il est le Fils premier-né, qui s'est levé du milieu des morts. Il est aussi le chef des rois de la terre. Jésus-Christ nous aime et il nous a libérés de nos péchés par son sang.

6 Il a fait de nous les membres du Royaume de Dieu, il a fait de nous des prêtres, pour servir Dieu son Père. À Jésus-Christ soient la gloire et la puissance pour toujours ! Amen.

7 Regardez : il vient au milieu des nuages, et tous le verront, même ceux qui l'ont transpercé. Tous les peuples de la terre seront en deuil à cause de lui. Oui ! Amen.

8 Le Seigneur Dieu dit : « Je suis l'Alpha et l'Oméga, le premier et le dernier, je suis celui qui est, qui était et qui vient, je suis le Tout-Puissant. »

Jean 18.33-38

33 Pilate rentre donc dans le palais. Il fait venir Jésus et lui dit : « Est-ce que tu es le roi des Juifs ? »

34 Jésus lui répond : « Pourquoi est-ce que tu demandes cela ? Est-ce que tu as pensé à cela toi-même, ou est-ce que d'autres te l'ont dit de moi ? »

35 Pilate lui dit : « Est-ce que je suis juif, moi ? Les gens de ton peuple et les chefs des prêtres t'ont livré à moi. Qu'est-ce que tu as fait ? »

36 Jésus lui répond : « Mon royaume n'appartient pas à ce monde. Si mon royaume appartenait à ce monde, j'aurais des gens sous mes ordres. Ils auraient lutté pour qu'on ne me livre pas aux chefs juifs. Mais non, mon royaume n'est pas d'ici. »

37 Pilate lui demande : « Donc, tu es roi ? » Jésus lui répond : « C'est toi qui le dis. Moi, je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Tous ceux qui appartiennent à la vérité écoutent mes paroles. »

38 Pilate lui dit : « Qu’est-ce que la vérité ? »

 

Tous ceux qui appartiennent à la vérité, qu’ils écoutent mes paroles. Voilà l’invitation que Jésus fait à Pilate, voilà l’invitation qu’il nous fait.

Mais comme le montre la réaction de Pilate, qui préfère ne pas écouter, et répondre par une question qui n’en est pas véritablement une, qui clôt l’échange plutôt que d’ouvrir au débat, notre écoute est sans cesse sujette aux interférences, à nos idées reçues, à notre infinie capacité à n’entendre que ce que nous voulons entendre, et à fermer soigneusement nos oreilles à ce que nous ne voulons pas entendre.

C’est pourquoi, la première question que nous devons nous poser ensemble ce matin, c’est celle de savoir pourquoi cet épisode de la passion du Christ est proposé à notre écoute, en ce dimanche de novembre.

Tout simplement parce que nos frères catholiques, dont nous suivons les lectures dominicales dans une belle volonté œcuménique, célèbrent aujourd’hui la fête du Christ-Roi, exactement du Christ-Roi de l’univers. Une fête créée il y a presqu’un siècle, en 1925, par le pape Pie XI, qui veut célébrer la royauté universelle du Christ, dont la mort et la résurrection ont transformé le monde. Une fête d’abord fixée au dimanche précédent la Toussaint, et depuis 1969, au dernier dimanche du temps liturgique ordinaire, juste avant le début de l’Avent.

Voilà la raison du choix des textes qui nous sont proposés pour cette fête (y compris, dans la même veine, le texte du premier testament qui n’a pas été lu, extrait du livre de Daniel, qui voit en rêve un homme qui reçoit la puissance, la gloire et le pouvoir d’un roi, et que tous les peuples se mettent à servir).

Savoir cela doit nourrir notre écoute. Et aiguiser notre interrogation : qu’est-ce que cette royauté du Christ qui nourrit l’échange entre Jésus et Pilate, qu’est-ce que la toute-puissance de Dieu qu’affirme le texte de l’apocalypse ?

Quelles images, quelles conceptions, derrière ce vocabulaire biblique et théologique ? Nous ne pouvons pas faire l’économie de nous poser la question.

Qu’est-ce qu’un roi, pour prendre le langage de l’évangile ? Dans nos esprits, sans aucun doute, un chef riche, prestigieux et puissant, spécialement dans notre imaginaire de Français plus marqués par la monarchie absolue que par la monarchie parlementaire, à tel point que pour critiquer le système du président tout puissant qu’a conçu notre constitution, nous parlons de monarchie républicaine.

Qu’est-ce qu’un Dieu tout puissant, si l’on se réfère à la formule de l’apocalypse ? Question qui, immédiatement, conduit à une autre : comment imaginer un Dieu tout puissant, dont nous savons aussi qu’il est un Dieu d’amour, alors que l’état de notre monde, qu’il a créé et voulu, est celui que nous connaissons, empli de souffrances et de malheur, où triomphent trop souvent l’arrogance, la violence, le mensonge ou l’égoïsme ?

Pour se sortir de cette impasse, on a tenté de dire, comme le moquait Voltaire en son temps, que nous ne comprenons pas tout, et que si le monde est ce qu’il est, c’est que c’est, soit le meilleur des mondes possibles, soit le détour d’un mystérieux plan divin qui voudrait que d’un mal, comme on nous l’apprenait petit pour nous inciter à l’optimisme (ou à la résignation, diraient les mauvais esprits), puisse sortir un plus grand bien. Mais si ce plan divin doit passer par l’état du monde que nous connaissons, alors, pardonnez ma familiarité, mais c’est un très mauvais plan.

Une autre façon de s’en sortir, moins hypocrite, c’est de se dire que Dieu nous fait confiance, qu’il respecte notre liberté humaine. Mais, dans ce cas, ne doit-on pas constater que l’expérience dure depuis bien longtemps, et que, visiblement, ça ne marche pas ! D’autant moins que l’espoir d’une lente marche de l’humanité vers la paix et le progrès est un si vieux souvenir que ces mots mêmes paraissent désuets.

Bien sûr, quand on adopte cette perspective globale, il faut se garder de la nostalgie et de l’idéalisation du passé, il faut se souvenir que beaucoup de choses vont infiniment mieux qu’avant. Mais face à l’angoisse nucléaire et à l’urgence climatique, cette volonté de réalisme optimiste devient de moins en moins lucide.

Et quand on adopte la perspective individuelle, que de malheurs intimes, maladie, souffrance physique ou mentale, handicap, rencontre inopinée de la catastrophe, qu’il n’est pas toujours aisé de rattacher aux responsabilités d’homme qui feraient un mauvais usage de la liberté qui leur a été donnée.

Si Dieu nous laisse courir vers un abîme qu’il pourrait nous éviter, par un soi-disant respect pour notre liberté, n’est-ce pas plutôt d’indifférence, de retrait, de silence, d’absence qu’il faut parler, comme l’ont exprimé tant de nos frères juifs face à la Shoah ? Une attitude, là encore, bien peu concevable de la part d’un Dieu d’amour.

Méfions-nous donc d’une écoute distraite, qui serait polluée, déformée par des idées reçues, et qui nous d’une écoute libre et sans préjugés, de la parole de l’autre, et ici, la parole de Jésus.

Armés de cette méfiance, revenons au dialogue entre Jésus et Pilate.

Cet échange autour de la royauté de Jésus, n’oublions pas que ses protagonistes sont un juge et un accusé, et que l’on y parle paradoxalement de la royauté de l’accusé.

Cela semble même au cœur de l’accusation : ce sont les propos de Jésus parlant de lui-même, qui inquiètent les chefs des Juifs, ou qui, mal compris par les disciples eux-mêmes, nourrissent les espoirs de ceux qui veulent voir Israël rétablie dans sa grandeur, qui lui sont reprochés. Jésus, quelqu’un qui se prétendrait roi, qu’on voudrait faire roi.

C’est bien à cela que fait allusion Pilate, lorsqu’il demande à Jésus s’il est le roi des Juifs.

Mais Jésus est bien l’accusé, et il est dans une situation d’extrême faiblesse. C’est un accusé qui n’a rien fait de mal, mais qui par sa seule existence bouscule les pouvoirs, le pouvoir religieux du grand prêtre et des chefs de Juifs, et le pouvoir séculier du gouverneur romain, qui lui, n’est pas directement menacé, mais souhaite, comme tout administrateur qui pense à son avancement, faire en sorte qu’il n’y ait pas de vagues, et ne veut donc pas se mettre à dos ceux qui pourraient compromettre son avenir.

Un accusé qui, pendant cette terrible nuit du jeudi au vendredi, est trimbalé, ligoté et humilié, giflé, renié, bientôt fouetté, du jardin où il a été arrêté à la maison du beau-père du grand prêtre, puis de la maison du beau-père du grand prêtre au palais du grand prêtre, puis du palais du grand prêtre au palais du gouverneur. Un accusé qui sera bientôt, il le sait, il l’annonce, exécuté comme on exécute les esclaves à Rome.

Impossible, à cet instant, de ne pas revenir un instant en arrière : le plan d’un Dieu tout puissant devait-il passer par cela ?

Je n’ai pas de réponse à cette question. Mais voilà en tout cas dans quelle situation se trouve ce Jésus qui nous parle de son royaume. C’est aveuglant, ce royaume dont il parle, et d’ailleurs il le dit lui-même très clairement, il ne peut, dans ces conditions, être de ce monde, sinon, il n’en serait pas là.

D’où donc est ce royaume, quelle est cette toute puissance ? Quel est ce Christ-Roi que fêtent aujourd’hui nos frères catholiques ?

Je pense que, dans notre texte, la réponse tient en deux mots.

Le premier, c’est l’écoute : l’écoute de la voix de Jésus, c’est que dit littéralement le texte, qui utilise ces mots si basiques qu’on a construit sur eux assez de termes en français pour qu’ils parlent même à quelqu’un qui n’entend pas le grec, akouo, écouter, phonè, la voix. C’est l’unique façon dont Jésus peut régner, tout simplement en nous parlant.

De sorte qu’il ne peut régner que si nous l’écoutons.

Mais il y a aussi une condition que pose Jésus, celle de ce mot qui va permettre à Pilate de jouer au profond philosophe sceptique. C’est que cela vous pose, de prendre une voix grave et un ton pénétré, et dire « Qu’est-ce que la vérité ? » …

« Celui qui est de la vérité, écoute ma voix », dit Jésus. L’écoute à laquelle nous sommes invités, elle n’a de sens que si nous sommes de la vérité.

Que veut dire Jésus, par cette tournure mystérieuse, qui n’est pas si facile à traduire : littéralement, en grec, celui qui sort de la vérité. Nos traductions proposent « être de la vérité » (La nouvelle Bible Segond, et encore la Traduction œcuménique de la Bible), « appartenir à la vérité » (La Bible Parole de vie, ou la traduction en français courant), ou encore « chercher la vérité » (la traduction Bayard) ?

Ne cherchons pas plus : Jésus l’a dit, toujours selon l’évangéliste Jean, la vérité, c’est lui. Ce n’est pas un concept abstrait, c’est sa personne.

Jésus le dit le plus clairement du monde à Pilate : il est roi, certes, mais il ne règne que sur ceux qui l’écoutent parce qu’ils savent qu’il est la vérité.

C’est nous, les hommes, avec nos fragilités et nos défauts, qui sommes ainsi invités à écouter Jésus parce qu’il dit la vérité.

Et qui, ainsi, faisons de Jésus un roi.

Et c’est peut-être aussi bien nous qui, de la même façon, pouvons faire que Dieu soit vraiment tout puissant.

Amen.

 

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