« Qu’est-ce que deviendra cet enfant ? »
Prédication pour le dimanche 24 juin 2018
Esaïe 49:1-6
Actes 13:22-26
« Qu’est-ce que deviendra cet enfant ? » Nous, nous le savons déjà. Ce sera – comme il le dira lui-même – de s’effacer devant celui qui vient. Pourquoi écouter l’histoire de Jean Baptiste alors qu’on peut lire celle du Christ ? Selon les textes du Nouveau Testament, Jean Baptiste est celui qui annonce la venue du Christ, mais nous, nous savons presque d’expérience qu’il est venu, ne serait-ce qu’en lisant le chapitre suivant. Pourquoi alors parler de Jean Baptiste puisque ce qu’il annonce s’est déjà passé ? Que pourrait-il encore nous annoncer ?
L’auteur de l’évangile que nous lisons a de bonnes raisons historiques et polémiques pour parler de Jean Baptiste. Ce dernier avait des disciples avant Jésus, il annonçait la venue imminente du royaume de Dieu et baptisait dans le Jourdain. Il avait des disciples avant Jésus et il en a encore aujourd’hui dans la religion mandéenne. Jésus et ses disciples sont aussi sûrement issus de son entourage. En somme, ce dont témoigne le texte de Luc c’est d’abord d’un processus de récupération. En faisant de Jean Baptiste l’annonciateur du Christ – et non un concurrent – l’auteur règle de façon péremptoire la rivalité qui a dû exister entre les deux mouvements. La voix propre du Baptiste, c’est-à-dire ce en quoi il diffère de ce que pouvait prêcher Jésus et ses disciples s’est évanouie, comme une voix perdue dans le désert.
Une fois cela dit nous n’avons fait que mettre en plein soleil ce que l’on voyait déjà : la Bible est un texte de partis pris, elle sert des causes, c’est un texte partisan, pas toujours dirais-je du parti de Dieu, mais toujours de ceux des hommes. La Bible sert des causes et ne se soucie pas de faire entendre toutes les opinions de manière démocratique. Pourtant c’est au cœur de ces causes parfois contradictoires, de ces partis pris, de ces histoires humaines – trop humaines – que nous pouvons entendre la parole de Dieu. L'effacement du contexte libère en quelque sorte le texte, lui donne une portée universelle, éthique, esthétique. Peut-être alors que l’histoire de Jean Baptiste nous parle quand elle devient un texte perdu dans le désert de l’histoire. Du fond des Écritures, des histoires partisanes et humaines, Dieu tisse sa Parole comme une mère en son ventre porte son enfant.
Le passé est vénérable. Il forme notre identité. C’est aussi pour cela que nous souffrons de le remettre en question. Nous cherchons dans nos histoires, dans nos noms, quelque chose qui ne bouge pas, une forme stable. Tout, en effet, tout, nous enjoint à la répétition de l’immuable, et c’est peut-être là une définition du péché. Dans le récit de la naissance de Jean Baptiste les personnages qui incarnent cette attitude, cette inertie répétitive, sont la famille et les voisins d’Élisabeth. Ils se scandalisent parce qu’elle refuse d’appeler son fils Zacharie comme s’appelait son père. « Non, il s’appellera Jean ». Mais qu’est-ce qui lui prend ? Personne dans sa famille ne s’appelle Jean ! Elle brise la tradition familiale, l’ordre de la société qui veut qu’un fils prolonge le nom de son père, l’assurance pour beaucoup de juifs qui ne croient pas en la résurrection qu’ils continueront à vivre en leurs enfants. Pourtant, en ne cédant pas aux injonctions humaines, Élisabeth devient elle-même, digne de son propre nom. Elle devient celle qui peut légitimement s’appeler « Dieu est mon serment ». Élisabeth garde la parole de Dieu et son serment fait d’elle une femme authentique. Sa Parole authentique annonce le salut de tous, un salut qui ne dépend plus de nous.
En donnant le prénom de Jean à un petit enfant, Dieu désamorce le passé. Avec Jean, « Dieu fait grâce », c’est comme ça qu’il l’appelle. Zacharie doit s'appeler Zacharie disait le monde, c’est à dire « Dieu s’est souvenu ». Oui, Dieu s’est souvenu mais il ne se souvient pas comme les hommes. Le passé est devenu vivant. Les hommes croient que Dieu se souvient en ne changeant rien d’un iota, ils croient qu’eux-mêmes se souviennent ainsi, en répétant la même chose. Mais ce souvenir-là n’est pas le souvenir auquel Dieu rappelle, ce n’est pas le souvenir de l’homme authentique. Dieu se souvient au contraire en faisant du nouveau, en s’adaptant, en renouvelant. Nous sommes, nous aussi, appelés à comprendre que nous ne faisons du passé que des relectures. Relire c’est sûrement la meilleure façon de ne pas se faire d’idoles. Nous croyons tous les jours que le souvenir de l’alliance c’est la répétition, Dieu, lui, sait que sa fidélité c’est un amour toujours renouvelé pour un peuple toujours nouveau. Aussi demande-t-il à Élisabeth – la mère et non le père de l’enfant – de l'appeler Jean. Dieu rompt avec ce qu’on attend – ici la tradition patriarcale – et fait surgir l’inattendu par la voix d’une femme à qui il a donné autorité. Avec la naissance de Jean s’ouvre la matrice d’un nouveau monde, la source de vie n’est plus scellée, un livre nouveau s’écrit.
« Son nom est Jean » écrivit Zacharie et Zacharie retrouva la parole. Aux gesticulations de ceux qui demandent au père sans voix comment il veut appeler son fils, celui-ci ne répond pas par un signe muet d’acquiescement à ce que dit sa femme. Mais – l’auteur insiste – il demande une tablette et il écrit. L’écriture guérit Zacharie du silence. L’écriture est ce qui nous guérit aussi du silence du monde. Elle est ce qui nous guérit de son bruit et de ses injonctions : son bruit et ses injonctions qui veulent que nous répétions toujours ce qui est déjà là, ce qui a déjà été dit, ce qui a déjà été écrit. L’écriture nous guérit du bruit du monde qui est analogue au silence. La manière dont les textes de la Bible se rappellent n’est pas une répétition, ce n’est pas un écho condamné à répéter servilement la même histoire. En lisant ou relisant cette histoire de la naissance de Jean nous relisons aussi la naissance du prophète Samuel et nous anticipons celle du Christ ; mais Jean, lui, n’en a pas moins sa propre histoire. L’auteur le sait, nous le savons, la manière dont la Bible se rappelle et se répond à travers les temps et les livres n’est pas sur le mode de la répétition mais de la variation. La liberté y règne, les pensées de Dieu sont plus nombreuses que les grains de sable qui dansent sur les dunes du désert, soufflées par le vent. Il y a dans la Bible une sorte de jeu infini, un petit jeu d’enfants – le plus libre et le plus sérieux. Un jeu analogue à ceux que jouent ensemble le petit Jean-Baptiste et le petit Jésus dans les tableaux des peintres. L’avenir proche de ce petit enfant c’est de jouer, d’être la grâce qui joue avec le salut, l’apprivoise, s’en fait un frère et un ami. Le prépare et nous le rend familier.
Le reste de la vie de Jean Baptiste, vous la connaissez sans doute mais ce que nous révèle sa naissance c’est le tout premier moment de la grâce, ce moment où avec Jean, Dieu fait grâce avant de sauver en Jésus Christ. La voie que Jean ouvre, est une voie semée de mots, d’histoires et de noms, cette voie, pour peu qu’on la parcoure conduit à la source de vie.
L’été est arrivé. Nous ne pouvons pas encore dire s’il fera chaud ou non mais je crois qu’on peut assurément prédire que beaucoup de temples seront désertés. Au bord de ce désert, il est bon je pense de se rappeler ce que signifient lire et vivre les Écritures. Comme moi, vous sécherez peut-être le culte cet été, mais une source coulera toujours de vos Bibles. Elle coule et ricoche sur chacun de ses livres, elle coule de personnages en personnages, de lieux en lieux, de vies en vies. Elle coule jusqu’à vous.