" l'infini s'ouvre alors" (culte du 26 novembre 2023)

Prédication par Claire Gruson, le 26 novembre 2023



Matthieu 25, 31-46

 

31 Lorsque le Fils de l'homme viendra dans sa gloire, avec tous les anges, il s'assiéra sur son trône glorieux. 32Toutes les nations seront rassemblées devant lui. Il séparera les uns des autres comme le berger sépare les moutons des chèvres : 33il mettra les moutons à sa droite et les chèvres à sa gauche. 34Alors le roi dira à ceux qui seront à sa droite : « Venez, vous qui êtes bénis de mon Père ; héritez le royaume qui a été préparé pour vous depuis la fondation du monde. 35Car j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger ; j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire ; j'étais étranger et vous m'avez recueilli ; 36 j'étais nu et vous m'avez vêtu ; j'étais malade et vous m'avez visité ; j'étais en prison et vous êtes venus me voir. » 37Alors les justes lui répondront : « Seigneur, quand t'avons-nous vu avoir faim, et t'avons-nous donné à manger ? – ou avoir soif, et t'avons-nous donné à boire ? 38Quand t'avons-nous vu étranger, et t'avons-nous recueilli ? – ou nu, et t'avons-nous vêtu ? 39Quand t'avons-nous vu malade, ou en prison, et sommes-nous venus te voir ? » 40Et le roi leur répondra : « Amen, je vous le dis, dans la mesure où vous avez fait cela pour l'un de ces plus petits, l'un de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait. » 41Ensuite il dira à ceux qui seront à sa gauche : « Allez-vous-en loin de moi, maudits, dans le feu éternel préparé pour le diable et pour ses anges. 42Car j'ai eu faim, et vous ne m'avez pas donné à manger ; j'ai eu soif, et vous ne m'avez pas donné à boire. 43J'étais étranger, et vous ne m'avez pas recueilli ; j'étais nu, et vous ne m'avez pas vêtu ; j'étais malade et en prison, et vous ne m'avez pas visité. » 44Alors ils répondront, eux aussi : « Seigneur, quand t'avons-nous vu avoir faim ou soif, étranger, ou nu, ou malade, ou en prison, sans nous mettre à ton service ? 45Alors il leur répondra : Amen, je vous le dis, dans la mesure où vous n'avez pas fait cela pour l'un de ces plus petits, c'est à moi que vous ne l'avez pas fait. » 46Et ceux-ci iront au châtiment éternel, mais les justes, à la vie éternelle.

 

 

 

 

Pour commencer, je voudrais évoquer une phrase un peu marginale d'Albert Camus : elle se trouve dans le bref post-scriptum d'une lettre destinée à son ami l'écrivain Louis Guilloux : « La bonté ? Oui, on voudrait bien. Et puis crac, on est distrait. Il faut tout recommencer. » (28 mai 1948)

Il me semble que cette « distraction » est au cœur de l'évangile de ce matin, dans cette parabole du jugement que nous rapporte Matthieu, qu'il est d'ailleurs le seul évangéliste à rapporter. 

 

Mais tout d'abord, comment cette « parabole » se présente-t-elle et d'ailleurs est-ce vraiment une parabole ? Située au chapitre 25 de l'évangile de Matthieu, le texte du jour s'insère dans le 5ème discours de Jésus à ses disciples qui occupe les chapitres 24 et 25. C'est le dernier des 5 discours qui ponctuent cet évangile (le premier étant le Sermon sur la montagne). Il se situe juste avant le récit de la Passion. Il est présenté comme un discours eschatologique c'est-à-dire portant sur la fin des temps, en réponse à une demande des disciples en position d'écoute : ils sont seuls avec Jésus au Mont des Oliviers et le questionnent : « Raconte-nous quand ces choses seront. Et quel sera le signal de ta parousie (ta présence) et de l'accomplissement de l'Histoire ? » C'est dans ces deux chapitres (24 et 25) que se trouvent la parabole des vierges folles et des vierges sages et la parabole dite des talents et aussi cette injonction répétée : « Ne dormez pas...tenez vous prêts.... »

La péricope commence par une image grandiose : celle de la venue du Fils de l'homme (ou fils de l'humanité), dans l'éclat de sa gloire, entouré d'anges et assis sur un trône. Devant lui seront rassemblés tous les hommes, sans exclusive (ce jugement a une dimension universelle). Alors s'opérera le « Jugement » : chaque homme sera sanctionné selon le comportement qu'il aura choisi envers son prochain tombé dans la misère et la solitude. Six gestes de compassion et de solidarité départageront les uns et les autres, les « justes » et les « maudits » ; six actes de miséricorde : nourrir l'affamé, désaltérer l'assoiffé, accueillir l'étranger, vêtir celui qui est nu, veiller le malade, visiter le prisonnier. Six gestes en accord avec la société dans laquelle vivait Matthieu, avec le code moral alors en usage dans les sociétés du Proche Orient. Ce ne sont pas ces gestes qui provoquent l'incompréhension des justiciables (les justes comme les maudits) et leurs interrogations. C'est le rapport explicitement établi par Jésus entre ces êtres qui vivent dans la misère et la solitude, et lui-même, le Christ roi. Un rapport qui va jusqu'à l'identification  avec ce JE qui structure le discours : « j'avais faim et vous m'avez donné à manger, j'avais soif et vous m'avez donné à boire, j'étais un étranger et vous m'avez fait l'hospitalité.... ». Le roi sur son trône, par un retournement spectaculaire, devient « le plus insignifiant de mes frères » dit Jésus. Ce motif de la solidarité qui structure l'argumentation suscite l'étonnement des interlocuteurs, des « justes » comme des « maudits ». Jamais ils n'ont associé la détresse d'autrui à leur confession du Christ. C'est dire qu'ils sont dans l'incapacité de reconnaître le Christ dans le prochain. Ils n'ont pas oublié leurs actes mais ils n'ont pas reconnu le Christ dans celui qui avait faim, soif, était malade, étranger ou prisonnier.

 

Ce discours de Jésus ne s'intéresse guère au décor du Jugement. Il est plutôt réaliste et sa structure symétrique ( les mêmes phrases sont formulées d'abord à l'affirmative puis à la négative) en fait un épisode facile à mémoriser. Comme une invitation à le porter en nous-mêmes comme un noyau d'olive (selon la formule d'Erri de Luca) et à en méditer le sens et les difficultés.

 

On présente en général ce texte comme une parabole, ce que contestent certains exégètes : ils soulignent que seule l'image du berger avec son troupeau (rappel du texte d'Ezéchiel) relève de la parabole. Le reste est un récit direct incluant un dialogue. On peut se demander d'ailleurs quel rôle joue l'évocation du berger avec son troupeau mixte, comprenant brebis et chèvres. : « il séparera les uns des autres , comme le berger sépare les brebis des chèvres. Oui, il installera les brebis à sa droite et les chèvres à sa gauche. » Ayant personnellement autant de sympathie pour les brebis que pour les chèvres, je ne vois pas d'emblée pourquoi les brebis symbolisent l'espace des justes héritiers du royaume alors que du côté des chèvres seraient les maudits voués au feu éternel ? Est-ce parce que les chèvres, avec leurs cornes, peuvent être considérées comme rétives et désobéissantes alors que les brebis incarneraient la douceur  voire la soumission? Difficile de croire à ce symbolisme un peu trop simpliste, à cette lecture normative... D'ailleurs le fragment symbolique de ce récit s'arrête là et nous entrons dans le dialogue du « Roi » avec les justes d'abord, puis avec les « maudits. Nous avons besoin de ce dialogue pour aller plus loin.

 

Ce dialogue, je le lis comme une sorte de déploiement du commandement « tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Oui Seigneur, je veux bien mais qu'est-ce à dire ? Comment prendre au sérieux ce qu'implique cette promesse (cette phrase au futur n'est pas seulement un commandement). 

 

Les actes évoqués ici n'ont rien, en apparence, de complexe ni d'héroïque. Ce sont des gestes simples, sans doute à la portée de chacun. Cette solidarité active , nous sommes invités constamment à la pratiquer, par exemple en donnant un peu d'argent ou un bol de soupe aux personnes assises au coin de la rue ou en répondant aux sollicitations de l'Armée du Salut ou du Secours populaire...Je ne développe pas. Sauf pour dire pourtant que déjà ces gestes simples ne vont pas toujours de soi : ainsi le développement actuel de l'argent dématérialisé fait que les pièces se font rares ; les SDF en subissent les conséquences. Quant aux associations qui sollicitent notre solidarité, leur grand nombre rend difficile le choix raisonné. Et il n'est vraiment pas simple, on le sait en écoutant ici même chaque mois les annonces du Diafrat, de secourir cette femme éjectée de son hébergement provisoire dans un hôtel et subitement sans abri parce qu'elle avait mal compris une consigne du 115.

 

Mais cette question de la solidarité interroge aussi les structures sociales. L'acte « charitable » peut coexister en toute bonne conscience avec un ordre social injuste dans un système fortement inégalitaire ; un ordre dans lequel d'immenses fortunes peuvent afficher fièrement leur « générosité » en versant quelques subsides, quelques ressources excédentaires ... aux restos du cœur. 

 

« Je hais la charité parce qu'elle retarde la justice », disait Camus. Sans doute faut-il alors veiller sur les mots, distinguer une solidarité d'urgence, relevant de l'acte individuel toujours nécessaire, et une solidarité politique relevant de l'action collective donc d'un engagement à prendre en compte pleinement. Et ce passage d'une décision individuelle à une action collective est complexe, il suppose des débats approfondis, exige des efforts d'information, de réflexion, de dépassement des polémiques. Il suppose de s'engager dans la compréhension de notre temps et de mobiliser notre énergie créatrice collective.. Les actes solidaires n'ont dans ce texte aucune marque religieuse. Mais nous avons, en tant que lecteurs d'Evangile prenant au sérieux l'annonce de l'espérance et de sa force transformatrice, à prendre toute notre part dans le refus de la fatalité de la guerre, de la misère et de l'injustice. Ce lien est absolument explicite ici.

 

Cette question de la solidarité fraternelle nous est posée dès le livre de la Genèse au cours de l'épisode dramatique du meurtre d'Abel (« Qu'as-tu fait de ton frère ? ») ; et le chapitre 25 de Matthieu nous la pose à nouveau dans le cadre d'un dialogue sur le jugement dernier ; il nous faut la porter avec nous constamment sans espérer la résoudre facilement et définitivement. L'autre dimanche, Isabelle Bosc nous proposait comme prière d'intercession un texte du pasteur André Dumas « Solidarités », au pluriel. On y entendait cette prière : « Oh Dieu, que la solidarité soit un nom nouveau, un nom actuel pour cette fraternité, à laquelle tu nous appelles sans cesse. » Et ce texte énonçait les multiples écueils, les pièges auxquels peut se heurter ce désir de solidarité : le calcul tactique, le verbalisme, la partialité destructrice, la pitié, l'accablement devant la tâche à accomplir...C'est un texte à méditer activement.

 

« Ne dormez pas... » dit Jésus à ses disciples à plusieurs reprises dans ce grand discours des chapitres 24-25. J'évoquais au début de mon propos cette phrase de Camus : « La bonté ? Oui, on voudrait bien. Et puis crac, on est distrait. Il faut tout recommencer. » Effectivement, la distraction est sans doute un des écueils auxquels on se heurte malgré la volonté d'être « bon ». La distraction au sens de l'absence d'attention portée à l'épaisseur du réel et à sa complexité. Simone Weil faisait de l'attention une exigence majeure, un impératif pour celui qui se préoccupe d'exercices scolaires et d'éducation ; elle en fait même le constituant essentiel de la prière. La « parabole » de Matthieu 25 peut être lue, me semble-t-il, comme une prophétie éthique mais aussi comme un appel à l'attention, à la vigilance active et au travail collectif qu'elle impose. Si le jugement dernier y est évoqué, ce n'est pas comme un horizon lointain mais comme un jugement qui s'effectue tout au long de notre vie et dès maintenant. Ce jugement ouvre un lieu de réflexion commune, ici et maintenant. 

 

Si l'on veut définir le mot « Justes » de manière sensible, on peut penser à celui ou celle qui s'applique à « chanter juste », par exemple dans un choeur et qui pour ce faire se met à l'écoute des autres. Et ne peut-on pas dire que les « Justes », ces hommes et femmes dont nous lisons les noms sur le mur du Mémorial de la Shoah, sont ces personnes qui ont été, malgré la peur, malgré la propagande, malgré les risques encourus,  attentives à la situation de détresse des juifs, alors que tant d'autres restaient « distraits » ? 

 

La faim, la soif, la situation d'étranger, de prisonnier, de malade exigent un exercice d'attention. Aimer Dieu de tout son cœur , de toute son âme et de toute sa pensée et son prochain comme soi-même ? Qu'est-ce à dire ? A la fin de ce chapitre 25, on entend un début de réponse décisive à cette question. Jésus y évoque l'accueil de l'étranger, le vêtement donné à celui qui est nu, la visite au malade ou au prisonnier, en somme tous ces actes par lesquels l'intérêt du prochain est pris en considération amicale. Et il dit « dans la mesure où vous avez fait cela à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait. » Face à l'enfermement du fatalisme, l'infini s'ouvre alors dans la rencontre de l'autre, quel qu'il soit et qui est l'image du Christ.

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