Culte du dimanche 16 janvier
Par Claire Gruson
Textes du jour :
Esaïe 62, 1-5 « je ne me tairai pas... » « On ne te nommera plus délaissée, on ne nommera plus ta terre : Désolation ; Mais on t'appellera : Elle est mon plaisir ».
1 Corinthiens 12, 4-11 : « Il y a diversité de dons, mais le même Esprit » : sagesse, foi, connaissance , guérisons, miracles, prophétie, discernement des esprits, diverses sortes de langues, l'interprétation des langues...,
Jean 2, 1-12 : « Tel fut à Cana, en Galilée, le commencement des miracles que fit Jésus. »
Psaume 96 : « Que tous les arbres des forêts lancent des acclamations devant l'Eternel ». Cf. Les fleuves qui battent des mains ?
Voici un texte bien connu et donc périlleux pour qui entreprend d'en tenter une lecture et une interprétation. Les visiteurs du musée du Louvre sont, on le sait, avides de contempler La Joconde . Non loin de ce tableau mythique, ils rencontrent immanquablement l'histoire des noces de Cana, avec le gigantesque tableau de Véronèse qui lui fait face : presque 70 m2, plus de 130 personnages, une scène de noces vénitiennes avec musique, petits chiens, ciel magnifique et nombreux symboles...
Ici, dans l'évangile de Jean, ce sont plus modestement 11 versets qui racontent l'histoire d'un miracle, celui de 6 jarres d'eau transformées en 6 jarres de vin (soit une quantité considérable). Onze versets mais dont on comprend vite qu'ils contiennent bien plus de 70 m2 de sens....
Nous sommes au tout début de l'Evangile de Jean et ce deuxième chapitre est marqué par la solennité des commencements :
c'est le commencement de l'évangile de Jean et le commencement du ministère de Jésus.
C'est aussi le premier « signe », « le commencement des miracles que fit Jésus » (2, 11). On pense tout de suite qu'il faudra creuser le sens de ce mot « miracle » afin qu'il ne se transforme pas en piège.
C'est aussi un événement solennel : une noce avec beaucoup de convives dont les personnages essentiels de l'évangile : Marie, Jésus et quelques-uns de ses disciples qu'il vient d'inviter à le suivre : André, ex disciple de Jean-Baptiste, Simon, frère d'André, appelé Céphas (Pierre), Philippe et Nathanaël (chacun représentant une dimension spécifique du judaïsme). A ceux-là, Jésus a dit : « Venez et vous verrez ». Et davantage encore : « « En vérité en vérité, je vous le dis, vous verrez le ciel ouvert, et les anges de Dieu monter et descendre sur le Fils de l'Homme. » Jean 1, 51
Que s'agit-il de voir ici ? Et d'ailleurs s'agit-il de voir un spectacle ? Ou d'entendre une parole ?
On sait l'importance de l'hospitalité particulièrementr dans les traditions orientales. Cette noce dans la petite localité de Cana associe de nombreux convives mais l'hôte (par manque de générosité ou par imprévoyance maladroite ?) a mal calculé. La noce dure (sans doute 7 jours) et le vin vient à manquer. La joie de la noce menace de tourner court. On peut penser ici à la parabole des vierges folles et des vierges sages : dans cette parabole, c'est l'huile qui vient à manquer aux vierges folles. L'huile qui doit recharger l'espérance ? Le vin qui doit célébrer l'espérance ?
Cette scène suscite tout d'abord perplexité et questions : Pourquoi Marie apparaît-elle là pour signaler à son fils que le vin vient à manquer ? Et pourquoi Jésus la rabroue-t-il ? « Femme qu'y a-t-il entre toi et moi ? ». Le traducteurs prennent soin de préciser en note que cette question peut dans certains contextes signifier : « de quoi te mêles-tu ? »...Et comment comprendre cette brève réplique à la remarque sur le vin manquant : « Mon temps n'est pas encore venu » ?
Que dire ensuite de ce « miracle », de cette transformation inexplicable (qu'on est tenté de rapprocher de la magie ou de la prestidigitation) de l'eau en vin ?
Pourquoi le récit insiste-t-il sur ceux qui savent ce qui s'est passé (les servants, les disciples n'ignorent rien du miracle) et ceux qui ne savent pas (l'organisateur du repas et sans doute les autres convives) ?
Et que peut signifier cette interpellation étrange de l'époux par le maître du repas et qui concerne l'ordre chronologique dans lequel on doit servir le vin : est-ce approbation ? Ou remontrance ? « toi, tu as gardé le bon vin jusqu'à présent. »
Il y a ceux que le récit de miracle éclaire et ceux qu'il embarrasse. Je fais partie de cette 2ème catégorie, m'a dit un jour notre ami Emmanuel Baudry (l'initiateur des « Gros Cahiers »). Affrontons cet embarras...
L'histoire des noces de Cana part du constat d'un manque. Le vin manque, pièce essentielle de cette noce. Le vin pourrait représenter la longue liste de tout ce qui peut manquer dans la vie des hommes, liste non limitative et évidemment variable selon les contextes : depuis le pain quotidien jusqu'à la justice, la paix, la vérité, l'amour, la fidélité à Dieu, l'espérance et le sens, en passant par un toit stable pour s'abriter. Et voici que, grâce à l'intervention de Marie, Jésus vient combler ce manque : très simplement d'ailleurs ; par le concours des « servants » auxquels il demande de remplir les 6 jarres, avec de l'eau, de l'eau qui devient du vin.
On peut lire cet épisode de diverses manières : en se réjouissant de ce qu'il offre à notre éventuel besoin de féérie, facteur de douce ivresse ; en s'abandonnant sans réticence à cette évocation d'un « deus ex machina », force toute puissante qui viendrait à notre aide dans le besoin, si on sait le prier ; en affirmant résolument notre incrédulité devant une histoire qui choque avec tant d'évidence notre raison et notre expérience ; ou en poursuivant notre questionnement.
Dès lors il nous faut aller plus loin, exigence d'autant plus nécessaire dans notre modernité, où les mots croyance et crédulité sont si souvent confondus.
Le récit de Jean sert-il à affirmer une toute-puissance ? Ou raconte-t-il un événement porteur d'un sens à construire.
Veillons d' abord au sens des mots : cela est nécessaire parce que le mot miracle peut être un piège. En hébreu, aucun terme spécifique ne désigne le miracle. Les mots utilisés signifient « signe », signe d'une intervention divine. En grec, le mot miracle signifie aussi « signe », c'est-à-dire marque ou preuve de la puissance de quelqu'un ou de Dieu ; ou encore prodige, acte extraordinaire et effrayant. C'est le mot « signe » qui est privilégié par Jean. Le signe, c'est ce qui désigne un sens. Il renvoie à quelque chose d'autre. Il ne se réduit pas à lui-même. Ici, on est tenté de penser à l'histoire de cet homme qui regarde le doigt de celui qui lui montre la lune plutôt que la lune elle-même. Dès lors, nous sommes incités à distinguer deux réactions possibles : la stupéfaction et l'interrogation. « Tu n'agis pas pour nous stupéfier, afin de nous mener par le bout du nez, écrit A. Dumas. Tu agis par interrogations pour nous mener au bout de la foi. » (p. 57).
Essayons maintenant de comparer le récit de Jean avec les débuts des évangiles synoptiques (Matthieu, Marc et Luc). Jean est le seul des 4 évangélistes à commencer par le récit des Noces de Cana. Les évangiles synoptiques commencent avec le récit de la tentation au désert. (Matthieu 4, Marc 1, Luc 4). On peut cependant rapprocher ces deux histoires : dans Matthieu, le diable suggère explicitement à Jésus de changer les pierres du désert en pains pour montrer qu'il est le fils de Dieu. Ce à quoi Jésus répond par cette phrase devenue en partie légendaire : « L'homme ne vivra pas de pain seulement mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. ». Changer les pierres en pain n'est-ce pas un peu la même chose que changer l'eau en vin ? Peut-être ce rapprochement un peu hardi nous permet-il de comprendre pourquoi Jésus rabroue Marie : elle qui lui suggère implicitement (finalement n'est-ce pas comme le diable ?) de faire un miracle pour désaltérer la noce. Mais il y a une différence essentielle : cette incitation de Marie est une parole de confiance. Ce n'est pas un défi. Elle ne met pas Jésus au défi en lui demandant une preuve. Elle croit avant de voir.
C'est là qu' il faut faire la part du secret dans cette histoire. Jésus agit mais de manière non spectaculaire, sans projet de démontrer son ascendance divine. Seuls Marie, les servants puis les disciples savent ce qui s'est passé. Le maître du repas l'ignore et sans doute aussi les convives. Le miracle n'est pas ici destiné à déclencher l'admiration des foules ni à produire le renom. Il reste secret. Rien de spectaculaire. Et finalement ce que permet cet acte, c'est l'ivresse, l'ivresse durable et douce, le sentiment de l'intensité de la vie. Mais pour les servants et les disciples, cet acte est un signe fondamental qui dit la transformation possible. Oui, l'eau peut devenir vin : c'est incroyable ! Mais souvenons – nous que le gland peut devenir chêne, la semence champ de blé, et que deux êtres, isolés en eux-mêmes, peuvent n'en devenir qu'un comme peut le suggèrer aussi l'histoire de ce mariage, de manière symbolique. Cf. A Dumas. Le possible et l'impossible.
L'eau changée en vin : manifestation magique pour susciter la stupéfaction et la soumission aliénante au prodige ? Ou signe pour inviter à l'espérance ?
Il est à remarquer que l'évangile de Jean, après son magnifique prologue sur la Parole, commence par cette célébration de la joie : ici il n'y a ni continence, ni abstinence, ni résignation. Il y a abondance généreuse et ivresse. Cette noce peut durer et même le vin que l'on va boire s'est bonifié : c'est le bon vin que l'on va goûter ! Nous participons à une fête célébrée dans la joie et dont les convives sont témoins qu'il y a du sens et de la valeur à célébrer la vie. Au début de sa contribution au synode régional sur la Mission de l'Eglise, notre conseil presbytéral a formulé ce projet : « inventer de quoi répondre de notre mieux au choix que le Père fait d'aimer le monde. » Je crois que nous voulons ainsi donner une suite au récit des Noces de Cana et faire retentir cette très ancienne prophétie d'Esaïe lue ce matin : « On ne te nommera plus délaissée, on ne nommera plus ta terre : Désolation ; Mais on t'appellera : Elle est mon plaisir ».
Je repense à la remarque d'Emmanuel Baudry : « je suis de ceux que le récit de miracle embarrasse ». Il me semble maintenant que cette histoire des noces de Cana peut nous permettre de creuser cet embarras et de travailler à cette nécessaire distinction entre crédulité et croyance. Cette histoire étonnante et secrète, je la reçois comme une invitation non pas à se soumettre ébahi à une toute puissance prodigieuse mais à écouter une parole qu'il faut déchiffrer car elle est mystérieuse et qu'elle dit le mystère de la transformation possible du réel. Aujourd'hui, la foi n'est souvent admise qu'à condition de se cantonner dans le réduit de notre intériorité. Et il est tentant d'assimiler croyance et crédulité. La lecture de ce texte peut nous nous aider à nous confronter au doute et à la critique afin que ressurgisse plus vive « la foi qui mérite de survivre », pour reprendre une phrase de Paul Ricoeur.