audio : prédication et 2 pièces de l'ensemble Mangata (Pater noster, Fiat Lux)
2 pièces de Mangata (ensemble de voix féminines.mp3 (11.07 Mo)
Marie, la révolution libertaire
Face à face, deux femmes enceintes, deux cousines. La grossesse de l’une, déjà âgée, est inespéxrée. Elisabeth sans enfant et à cause de cela ravagée de tristesse solitaire et de honte sociale pendant des années, porte en son sein le futur Jean-Baptiste. Dieu a exaucé son vœu le plus cher, elle exulte. Luc, évangéliste et médecin, instruit et de la présence de la grâce et de la vie des corps note (Luc 1 : 41-42) «Dès qu’Elisabeth entendit la salutation de Marie, son enfant remua brusquement en elle et elle fut remplie du saint Esprit.»
La grâce, le corps enceint, le mouvement de l’enfant, tout s’enchaîne.
La grossesse de l’autre femme Marie donc, toute jeune, est inattendue. Dieu lui a demandé par l’intermédiaire de l’ange si elle acceptait de mettre au monde le Sauveur. Emplie de joie, elle a répondu oui, alors que seulement fiancée. Poussée par l’envie de partager avec sa cousine ces événements bouleversants, elle prend la liberté de quitter brusquement Nazareth son village et n’hésite pas à grimper seule sur les chemins escarpés pour franchir la montagne. A son arrivée au seuil de la maison d’Elisabeth, nous entendons de sa bouche impatiente : « Je suis transportée d’allégresse en Dieu mon Sauveur ». La grâce, le corps enceint, le mouvement du voyage, tout s’enchaîne.
Voyons plus précisément jusqu’où mène le bouleversement de la grâce pour Marie. Après avoir célébré Dieu dans ce texte longtemps nommé le Magnificat - il tient son titre du premier mot du chant traduit du grec en latin « qu’il soit rendu grand » - après avoir exprimé son immense gratitude envers Dieu, elle lance l’hymne le plus révolutionnaire de la Bible, chant renversant.
Qu’y voit-on ?
D’abord, un bras sort de la page. De Dieu, on voit un bras, il s’agit donc d’une mise en acte. « Il a déployé le pouvoir de son bras ». Tout empereur romain qui se respecte sait faire cela. Mais cette fois, l’ordre est donné de renverser l’ordre injuste des choses. Et comment ! Ceux qui ont des pensées orgueilleuses, notez bien, il s’agit seulement de pensées, Dieu voit tout, hop, les voici dispersés, affolés et incapables de tenir leur rang, désormais inaptes à l’allure noble et souveraine, signe de leur importance. Et quoi encore ? Les puissants descendent de leur trône. Humiliant n’est-ce pas de descendre marche à marche, lentement, depuis le faîte de sa gloire sous les yeux du monde ?
Mieux ! Dieu a élevé les humbles. Effet de contrepoids, les uns ont descendu tandis que les autres sont montés. Voici les riches les mains vides, tandis que les pauvres en ont plein les poches, au-delà de leurs espérances.
Et c’est Marie, celle que le XIXe siècle nous a livrée en modèle de soumission des femmes à tout pouvoir temporels, c’est elle qui tient de tels propos révolutionnaires ? Mais non, il ne s’agit pas de ses propres mots souligneront certains arcs boutés à l’image d’une mère modèle de soumission. En effet, Marie s’inspire de passages tirés de l’Ancien Testament.
Premier livre de Samuel Chant d’Anne, (2 : 3-8)
Ne multipliez pas les paroles hautaines
Qu’aucune insolence ne sorte de votre bouche !
Ceux qui étaient rassasiés se vendent pour du pain,
mais ceux qui étaient affamés ont du répit….
C’est lui (le Seigneur) qui rend pauvre ou riche
C’est lui qui abaisse et qui élève.
De la poussière il relève le faible,
Du fumier il élève le pauvre
Pour le faire asseoir avec les nobles.
Marie reprend donc à son compte et à se façon ce chant censé montrer la puissance de Dieu inversant la hiérarchie sociale. Rien d’étonnant à cela, elle connait par cœur les textes de la Bible transmis par sa mère enseignante, une autre Anne ; ils lui viennent spontanément en tête, renfort de sa pensée.
Marie a-t-elle épousé la révolte qui sourd parmi le peuple d’Israël ployant sous la domination romaine ? Humilié, le pays attend un roi qui le délivre du joug de l’occupant. Un temps, il espérera que ce roi sera Jésus, sorte de redresseur de tort. Par dérision, Ponce Pilate, resté à cette hypothèse, inscrira sur la croix les lettres JNRJ : Jésus le Nazaréen, Roi des Juifs.
Le Magnificat fait-il écho alors à l’attente du peuple d’Israël à ce moment-là ? Et même ouvre-t-il plus largement sur une invite à la contestation générale des pouvoirs en place ? La question est d’autant plus légitime qu’au XXIe siècle en 2003 un article paru dans le journal le Monde, révèle ceci : les généraux argentins au pouvoir prenant au pied de la lettre une célèbre déclaration de Charles Maurras : « La grandeur du catholicisme romain est d'avoir purgé l'Eglise du venin du Magnificat » ont fait retirer des manuels religieux de leur pays les versets apparemment subversifs, franchement inutiles. Autant ne pas donner de mauvaises idées aux opprimés.
Alors, s’il s’agit vraiment de révolution dans le Magnificat, arrêtons-nous sur le mot. Révolution veut dire rupture, discontinuité. Il existe des révolutions politiques, industrielles, technologiques. Avant, après, ce n’est plus pareil. Ici, quelle est la révolution ? Pour répondre, posons d’abord la question : Qui est Marie ?
C’est une femme libre : elle le montre à l’annonce de la naissance de Jésus, répondant à l’ange qui lui apprend sa future maternité. « Tu Seras mère ». Ce n’est pas encore fait, elle peut répondre « non » en toute liberté. Or, elle accepte cette grossesse totalement inattendue, énonçant d’abord un « Je » libre, « Je suis l’esclave du Seigneur », soit : je suis dans une grande proximité avec Lui et à son service. Quand le messager se retirera, la vie de Marie sera changée.
De même, dans les hasards de notre vie surgissent parfois des personnes que l’on ne reverra plus mais dont les remarques nous touchent profondément jusqu’à bouleverser notre vie. Que s’est-il passé ? Au moment où la parole nous touche, nous sommes préparés au changement sans le savoir, travaillés depuis longtemps par l’idée que révèle soudain l’échange avec la personne inconnue. C’est peut-être le cas de Marie. A force d’être entière à l’écoute de Dieu, elle s’est préparée à tout ce qu’Il lui demandera, voici son désir intime. L’attente de Dieu sur elle, elle la porte en elle depuis longtemps, peut-être confusément, et le messager survient ensuite pour l’éclairer. Voilà pourquoi dans sa réponse, elle se nomme en premier, « je », femme libre et responsable de ses choix.
Le deuxième moment fort de la vie de la mère de Jésus se passe immédiatement après. C’est l’hymne de Marie, notre texte du jour. La première partie vibrante de gratitude, tout le monde l’a retenue. Mais les versets suivants lourds de contestation sur le monde, critique des comportements personnels quand les uns ou les unes écrasent les autres, critique des institutions avec les rois qui abusent de leur pouvoir, critique de l’organisation sociale génératrice d’inégalités criantes, cette partie n’est pas souvent mise en lumière.
Marie n’accepte pas le monde tel qu’il va.
3 - Rencontrons ensuite Marie aux noces de Cana. Elle s’émeut de ce que le vin finit par manquer au cours du banquet et incite son fils à faire quelque chose pour régler le problème. Il la renvoie durement (Jean, 2 :1-7) « Femme, qu’y a t-il de commun entre toi et moi en cette affaire? Mon heure n’est pas encore venue ». Marie ne s’arrête pas au raidissement de son fils aucunement prêt à accomplir quelque miracle que ce soit. Elle dit aux serviteurs « faîtes ce qu’il vous dira » poussant ainsi Jésus à s’engager dans sa mission. On connaît la suite, l’eau transformée en vin. Premier miracle, premier pas du fils.
Marie croit en la possibilité d’un monde autre, le miracle en est la preuve.
4 - Enfin, Marie au pied de la croix.
Jésus va mourir connue comme mère de proscrit, sans protection masculine, situation dangereuse, promesse de misère. Dans son agonie, Jésus intervient : (Jean 18 : 26-28) « voyant sa mère et près d’elle, le disciple qu’il aimait, Il dit à sa mère : Femme, voici ton fils. Puis il dit au disciple : Voici ta mère ». Au-delà de cette protection nécessaire puisque Jean la prend immédiatement chez lui, le message indique clairement cette pensée de Jésus, de Marie, de Jean :
le monde autre est fait de solidarité et de réciprocité.
Résumons : Marie s’affirme en femme libre qui exprime une parole personnelle. Elle conteste l’ordre social injuste. Elle croit en un monde autre. Jésus confirme en son nom à elle et en celui de Jean qu’il s’agit d’un monde de solidarité et de réciprocité. Pour encore faire plus court, Marie, avant Jésus, n’est-elle pas dotée d’une pensée que l’on pourrait dire libertaire ?
La pensée libertaire ne croit pas que soit nécessaire à la société un quelconque pouvoir coercitif, elle défend la liberté individuelle, récuse la volonté de domination de quiconque sur autrui, et a pour projet une organisation sociale idéale fondée sur la coopération, la mutualisation des compétences, la communauté des biens. Finalement, le mode de vie des premiers chrétiens ne met-il pas en œuvre une forme de projet libertaire ? Ils ont commencé à construire un monde autre, et nous en sommes les héritiers lointains, bien obligés de faire avec le pouvoir temporel, d’agir pour le faire évoluer ou de batailler contre lui.
Si nous sentons souffler dans ce texte souvent dit révolutionnaire un esprit plus précisément libertaire, alors la révolution dont parle Marie ouvre sur une démarche spirituelle. Jésus n’est pas venu pour un projet politique mais pour nous enseigner la bonne nouvelle, le règne de Dieu à venir, irrigué par l’amour du prochain, notre semblable. C’est-à-dire qu’il s’agit bien d’une révolution des esprits individuels, introduction à un monde en recherche d’harmonie où qui que nous soyons, nous recevons le même amour de Dieu. Marie est la première croyante convertie à la nécessité de la mission de son fils sur terre, envoyé par Dieu. Sait-on que Luther a prononcé quatre-vingt prédications sur Marie ? Ne s’est-il pas vu à l’œuvre à travers le Magnificat, lui le petit moine opposé par la parole à Charles Quint, au pape, aux cardinaux et théologiens de Rome ? Luther voit en Marie, pleine de gratitude envers Dieu, une figure de la grâce et de la foi.
Foi en Dieu incommensurable. Pour s’en convaincre, il suffit de revenir à la conjugaison des verbes dans l’hymne : Elle éprouve sa joie au présent, certes, mais ensuite avec l’emploi du passé composé, on comprend que pour elle tout se passe comme si la révolution libertaire qui renverse l’esprit de domination était déjà advenue. « Il a agi avec la force de son bras… il a dispersé ceux qui avaient dans le cœur…, il a renversé les puissants…, il a élevé les humbles…, il a rassasié de biens…, il a renvoyé les riches… » C’est fait. Dès la conception de l’enfant, le règne de Dieu a commencé de s’accomplir.
On compte dans la Bible de multiples exemples de foi immédiate chez des femmes. Je pense à l’exemple musical de Myriam la sœur de Moïse accompagnée de toutes les femmes du peuple Juif. (Exode 15 : 20-21). Souvenez-vous : libéré de l’esclavage en Egypte, le peuple vient de traverser la mer Rouge conduit par Moïse. Dès sur l’autre rive les hommes entonnent un chant avec pour seul instrument leur voix. Mais Myriam et de nombreuses femmes ont emporté des tambourins, instrument indispensable, vous en conviendrez, quand on se met à fuir le danger à toutes jambes. Une fois les hommes tus, les femmes chantent et dansent au son du tambourin. Avant de partir précipitamment, elles ont anticipé la compassion de Dieu.
Après trois mois de visite à sa cousine, après cet élan libertaire étonnant, Luc nous apprend que Marie rentre chez elle, le plus simplement du monde. Et nous quand nous rentrerons chez nous après le culte, nous reprendrons notre vie habituelle. Puissions-nous avoir un tambourin prêt dans le cœur ! Pourquoi ? Parce que, découragées par la violence et les guerres, ou même désorientés par notre propre comportement, nous croyons cependant aussi que le règne de Dieu a pris chair avec la venue de J. La grâce, la vie en mouvement, encore. (écrivez encore comme vous le sentez). La grâce du don de Dieu, une fois accueillie, entraine le corps et le mouvement. On ne peut plus en rester à l’immobilité, ni au découragement, ni à l’incompréhension sur soi-même. On prend sa vie à bras le corps.
Nous en voyons les signes de ces mouvements qui animent la terre à la solidarité et à la réciprocité fleurissant ça et là, ensemencées dans l’amour du prochain, notre semblable. Alors, à chaque fois, tambourins !