Et si nous faisions signe ?
Edith VALLEE
prédication du 29 / 12/ 2024 au Temple Port Royal Quartier Latin, Paris 13e
Luc : 2, 41-52
Ses parents allaient chaque année à Jérusalem pour la fête de Pâque. Lorsqu'il eut 12 ans, ils y montèrent comme c’était la coutume de la fête. Puis, quand les jours furent achevés et qu’ils s’en retournèrent, l'enfant Jésus resta à Jérusalem mais ses parents ne s'en aperçurent pas. Pensant qu'il était avec leurs compagnons de voyage, ils firent une journée de chemin, et le cherchèrent parmi les gens de leur parenté et leurs connaissances. Mais ils ne le trouvèrent pas et ils retournèrent à Jérusalem en le cherchant.
Au bout de trois jours, ils le trouvèrent dans le Temple, assis au milieu des maîtres, les écoutant et les interrogeant. Tous ceux qui l'entendaient étaient stupéfaits de son intelligence et de ses réponses. Quand ils le virent, ils furent ébahis, et sa mère lui dit : « Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela ? Ton père et moi, nous te cherchions avec angoisse ! »
Il leur répondit : « Pourquoi me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas que j’ai à faire chez mon Père ? »
Mais, ils ne comprirent pas ce qu'il leur disait.
Puis il descendit avec eux à Nazareth ; il leur était soumis. Sa mère retenait toutes ces choses.
Jésus progressait en sagesse, en stature et en grâce auprès de Dieu et des humains.
1Samuel : 3, 2-12
En ce même temps, Eli, qui commençait à avoir les yeux troubles et ne pouvait plus voir, était couché à sa place, la lampe de Dieu n'était pas encore éteinte, et Samuel était couché dans le temple de l'Eternel, où était l'arche de Dieu. Alors l'Eternel appela Samuel. Il répondit: « Me voici! » Et il courut vers Eli, et dit: « Me voici, car tu m'as appelé ». Eli répondit: « Je n'ai point appelé; retourne te coucher ». Et il alla se coucher. L'Eternel appela de nouveau Samuel. Et Samuel se leva, alla vers Eli, et dit: « Me voici, car tu m'as appelé ». Eli répondit: « Je n'ai point appelé, mon fils, retourne te coucher ». Samuel ne connaissait pas encore l'Eternel, et la parole de l'Eternel ne lui avait pas encore été révélée. L'Eternel appela de nouveau Samuel, pour la troisième fois. Et Samuel se leva, alla vers Eli, et dit: « Me voici, car tu m'as appelé ». Eli comprit que c'était l'Eternel qui appelait l'enfant, et il dit à Samuel: « Va, couche-toi; et si l'on t'appelle, tu diras: Parle, Eternel, car ton serviteur écoute ». Et Samuel alla se coucher à sa place. L'Eternel vint et se présenta, et il appela comme les autres fois: « Samuel, Samuel! » Et Samuel répondit: « Parle, car ton serviteur écoute ». Alors l'Eternel dit à Samuel: « Voici, je vais faire en Israël une chose qui étourdira les oreilles de quiconque l'entendra ».
Prédication
« Mais ils ne comprirent pas ce qu’il leur disait ». Je vais tirer le fil de cette phrase tout du long de la prédication de ce jour et je vais rattacher ce fil à l’œuvre d’un artiste célèbre, Pierre Soulages. Vous savez c’est le peintre des grandes toiles sur lesquelles il travaille la couleur noire, soit pour la façonner dans la masse, soit pour l’ajourer. De quoi dire en effet, si l’on en reste là, que l’on n’y comprend rien car on n’y voit pratiquement que du noir. Pourtant, impossible d’échapper à l’impression de puissance qui se dégage de l’œuvre.
Au commencement du texte ici, au contraire tout est clair, car l’événement s’inscrit dans la routine des rituels. Régulièrement, tout le monde monte à Jérusalem à la Pâque pour fêter la sortie d’Egypte du peuple juif dans la joie.
Pour l’heure, Jésus a douze ans, l’âge de l’encore soumission à ses parents mais aussi, l’âge charnière qui donne accès à la compréhension des Ecritures. A cette occasion, de nos jours les enfants de cet âge participent à un événement spécial, la fête du Pessa’h au cours de laquelle on les habilite à poser quatre questions.
Dans le texte de Luc, à la fin de la fête, Jésus disparait. Tous les parents traversent un jour ou l’autre l’expérience de Marie et Joseph, ils ont perdu l’enfant ! Souvent chacun croit que l’enfant est avec l’autre parent, en particulier ici car à douze ans on peut se mêler au groupe des hommes en tête ou bien à celui des femmes en queue de cortège. Mais le soir du premier jour, aucun doute, s’il n’est ni avec l’un ni avec l’autre, il y a de quoi s’inquiéter.
Et que découvrent les parents dans le Temple après trois jours de recherche? Leur enfant dont l’ampleur intellectuelle, l’aplomb, l’aura même qui feront plus tard le charisme de Jésus, leur est révélé. Et cet enfant non seulement discute d’égal à égal avec les maîtres des Ecritures mais il suscite l’admiration de tous les doctes.
Rétrospectivement, ne voit-on pas là préfiguration de ce qui passera ensuite dans les derniers jours de Jésus sur terre ? La montée à Jérusalem dans l’allégresse populaire avec l’enfant de douze ans n’annonce-t-elle pas celle du peuple accompagnant Jésus dans son entrée triomphale dans la ville sur une ânesse ? L’angoisse des parents, avoir perdu Jésus, n’est-elle pas aussi celle des apôtres désespérés après la crucifixion ? La réapparition de l’enfant au sein du Temple ne préfigure-t-elle pas sa transfiguration ? L’enfant de douze ans métamorphosé aux yeux de ses parents ne renvoie-t-il pas au ressuscité de trente-trois ans, difficile à reconnaître, même par ses plus proches ?
Dans le Temple, à l’aise comme chez lui, Jésus écoute et pose des questions. Les prêtres sont saisis de trouble devant les « réponses » de Jésus. Alors, il faudrait savoir. Soit les prêtres questionnent Jésus et dans ce cas, il répond. Mais Luc ne dit pas cela. Il rapporte seulement que l’enfant écoute et questionne. Alors, supposons que, posant des questions aux prêtres Jésus induit chez eux une réponse, mais pas celle qu’ils auraient donnée spontanément parce qu’entraînée par la question de Jésus ; Ce serait alors comme si les prêtres étaient étonnés, et reprenons le mot, émerveillés, de leur propres réponses quand c’est Jésus qui les interroge. Sous-entendu : un questionnement de Jésus entraîne en réponse un autre questionnement qui va plus loin que prévu.
D’autres questions viennent en guise de réponse. A ses parents blessés et angoissés par sa disparition et qui lui reprochent en colère « pourquoi nous as-tu fait cela ? », il répond par deux questions : « mais pourquoi me cherchiez-vous ? » et « ne saviez-vous pas que j’ai à faire avec mon Père ? » Ainsi, ce qui est évident pour lui devrait l’être aussi pour les autres ! Impertinence désinvolte d’adolescent ? Ou bien certitude d’appartenir aussi à un monde exigeant qui dépasse complètement le cadre familial et l’enseignement traditionnel ? En tout cas, les parents ne comprennent pas ses questions véhémentes. Mais qui, en proie à une colère extrême ressentie comme absolument légitime, qui écoute ce qu’on lui répond ? Ils ne comprennent rien, parce qu’à leurs yeux, à ce moment-là, il n’y a rien à comprendre que la colère, d’autant que son père, Joseph, est présent… Et nous, que comprenons-nous des paroles de Jésus ?
Nous sommes encore à nous demander : est-ce que cela veut dire :
J’ai à être parmi les gens de mon Père : les docteurs du Temple pour parfaire mon enseignement ? Ou bien chez mon Père, pour me rapprocher de Dieu et croître encore davantage en grâce ? Ou encore, prendre la mesure de ce que Dieu attend de moi?
Jésus qui nous laisse dans la pénombre de ses questions annonce une façon sibylline de procéder pour transmettre ce qui sera plus tard son enseignement de la parole de Dieu de telle sorte que la première réaction à l’entendre soit sinon l’incompréhension, du moins la perplexité et donc l’envie peut-être, d’aller plus loin comme avec les paraboles.
Dans le texte de ce jour, les personnes qui ne comprennent pas sont donc ses parents. Luc s’attarde sur Marie qui retient la puissance de la scène, son petit devenu un grand de douze ans échangeant d’égal à égal avec les docteurs de la Loi et auteur de paroles étranges. Or c’est la deuxième fois qu’elle s’étonne et garde en elle le souvenir d’une scène incompréhensible. La première fois a lieu quelques heures après la venue au monde de l’enfant. Aux bergers proches de l’étable, l’ange du Seigneur est apparu annonçant la naissance d’un enfant sauveur. Ils accourent vérifier et rapportent : ils ont vu l’enfant et entendu la multitude de tous les anges chanter. Luc conclut « Marie retenait toutes ces choses et y réfléchissait ». Il y aura peu après lors de la présentation au Temple les prophéties d’Anne. « Elle parlait de l’enfant à tous ceux qui attendaient la rédemption de Jérusalem » et celle de Syméon proclamant : « celui-ci est là pour la chute et le relèvement de beaucoup en Israël et comme un signe qui provoquera la contradiction».
Le signe. Pour Marie, l’enfant de douze ans transfiguré, de quel nom est-il le signe ? Autrement dit, que signifie cette scène du Temple aux yeux de Marie ? On sait qu’un travail intérieur s’opère en elle réfléchissant à ces événements jusqu’au jour où, quelque chose se produit. C’est à Cana.
Vous vous souvenez, le vin manque lors d’un banquet de mariage. Jésus ne veut rien entendre de la sollicitation de sa mère, faire quelque chose pour sauver de la honte les époux qui offrent un banquet où le vin fait défaut. Pourtant, Jésus obtempère et transforme l’eau en vin.
Tous les signes flottants, les bergers et les anges, les prophéties de Siméon et Anne, la transfiguration momentanée de Jésus à douze ans, tous ces signes flottants dans les souvenirs de Marie convergent-t-ils à ce moment-là dans une évidence lumineuse ? Non, je n’y crois absolument pas. Il ne s’agit pas d’une compréhension. Il y a sans doute bien longtemps qu’elle a compris le sens des paroles de son fils à douze ans une fois la colère retombée mais, elle sait brusquement à ce moment-là de Cana qu’il lui appartient d’agir.
C’est justement à cause de sa compréhension de longue date qu’elle manifeste à Cana la force, la détermination nécessaire pour ne tenir aucun compte de la réticence de son fils. Elle a une confiance absolue en lui qui est proche de son Père du ciel. Face à son fils, Marie est une femme forte que rien n’ébranle. A partir de Cana, tout est changé, et pour Jésus et pour Marie. Jésus va se lancer dans sa mission, elle le suivra, toujours inébranlable.
Il y a des signes qui déclenchent une décision dix-huit ans après leur manifestation initiale parce-que le moment est enfin advenu comme pour Marie et pour Jésus à Cana. A douze ans, Jésus a encore beaucoup à faire avant de de pouvoir enseigner la parole de Dieu. Aussi, dans l’immédiat de ses douze ans rentre-t-il gentiment avec ses parents à Nazareth. Pour d’autres personnes, un signe interprété les ébranle tout de suite. Par exemple Samuel entend, à douze ans lui aussi, que Dieu l’appelle. Les deux premières fois, Samuel ne comprend rien à l’appel de Dieu. A la troisième fois, éclairé par l’interprétation du prêtre, il saisit d’où lui vient cet appel. Et c’est ainsi que Samuel, parce qu’il a écouté et interrogé comme Jésus au même âge, va mettre sa vie au service de Dieu.
Face à certains événements, on peut donc ne rien comprendre et en rester là parce que l’on ne cherche pas à garder « ces choses-là » en soi. On peut aussi attendre que « ces choses-là » mûrissent jusqu’à faire irruption et c’est peut-être le jour où, changeant de point de vue, on s’extrait de ses habitudes parce que quelque chose nous a profondément touchés, telle Marie à Cana. Et à d’autres moments on peut décider d’agir tout de suite, tel Samuel, aidé par le prêtre à décrypter l’appel de Dieu.
Dans le fond, ne parle-t-on pas là du cheminement de la grâce ? Un signe de Dieu qui touche tant notre intelligence que notre personne et enclenche un jour ou l’autre un changement profond.
Pour moi, l’œuvre de Pierre Soulages parle justement du travail obscur de notre incompréhension éclairé par la lumière de la grâce. Elle nous conduit à voir au travers de sa peinture qu’il nomme les « outrenoirs » les signes insistants, persévérants, inévitables de la lumière qui les font vibrer. Stries, lignes, traits, à peine devinés tant ils sont fins ou bien matière épaisse, gonflée, vivante manifestent le sens qui circule au-delà de l’incompréhension et du « il n’y a rien à voir ». Ce que l’on ne comprend pas de Dieu et du monde et que l’on garde en soi si on accepte de s’y attarder par exemple à travers la lecture des textes ou dans la prière nous rapproche tous les jours d’une lumière qui brusquement devient agissante. D’ailleurs, est-ce une coïncidence ? Le nom de Soulages veut dire soleil agissant.
Les signes se manifestent partout, dans la vie humaine comme dans l’art, comme dans les montagnes ou le vent témoignant de la lumière sous-jacente ou éclatante. Mais nous-mêmes, à certains moments de notre vie, ne sommes-nous pas appelés à être des signes les uns pour les autres ? C’est chaque fois que nous considérons l’autre comme notre semblable, surtout quand cela nous est difficile. Pourquoi est-ce si difficile ? Parce que la société nous pousse à mettre tout le monde dans des cases hiérarchisées, les unes réservées à la circonspection voire au rejet, les autres à l’admiration voire à la fascination. Et donc chaque fois que nous considérons l’autre comme notre semblable, ni plus bas ni plus haut, nous sommes les signes que le règne de Dieu est possible. Et pourquoi ni plus haut ni plus bas ? Parce que Dieu est notre Père, dans une relation de personne à personne, de la même façon, pour chacun de nous. Puissions-nous dans nos actions porter les signes de cet amour !